ADIEU A UN SANCTUAIRE
Komnen Becirovic
Komnen Becirovic dans les années 1970

Texte paru, le 6 décembre 1972, dans le journal Le Monde, dans la rubrique Tribune internationale précédé du surtitre Yougoslavie, à la page 3. L'auteur le fait diffuser, accompagné de quelques illustrations, sur le réseau global en ce quarantième anniversaire de la destruction du sanctuaire du Lovcen, qui sera sans doute l'occasion de reparler de ce méfait à la fois contre la civilisation et la nature.

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L 'année qui vient de s'achever a porté l'habituelle moisson de malheurs. Sans doute le plus absurde, tout au moins sur le territoire de la Yougoslavie, aura été la destruction du sanctuaire du Mont-Lovcen où reposaient, selon son ultime vœu, les cendres du plus grand poète des Slaves du Sud, et barde national serbe, Pierre Petrovitch Niégoch (1), prince-évêque orthodoxe du Monténégro au siècle dernier.

Rien n'a pu arrêter la main sacrilège qui, voici trois ans (2), s'était levée contre ce haut lieu: ni la majesté du mont Lovcen, ni la gloire du poète; ni la volonté expresse du prince-évêque de reposer dans une église qu'il avait, à cette fin, élevée de son vivant; ni la ferveur quasi religieuse qui entoure le site du Lovcen depuis des générations; ni le souvenir des outrages qu'avait subis la chapelle-tombe de la part des armées ennemies au cours des deux guerres mondiales (3); ni le risque de créer de nouvelles amertumes au sein des peuples de la Yougoslavie, en atteignant l'un d'entre eux, par cet acte, au plus profond de son être national; ni l'opposition de l'Église orthodoxe serbe, soucieuse de préserver un de ses temples et la mémoire de l'un de ses plus célèbres évêques; ni enfin les voix des hommes de culture, en Yougoslavie comme dans le monde, parmi lesquelles des voix aussi autorisées que celle d'André Malraux qui, à deux reprises, était intervenu généreusement en faveur du sanctuaire menacé.

Malgré les raisons à la fois graves et multiples qui interdisaient toute profanation, le régime a tout fait pour détruire la chapelle du Lovcen et construire à sa place un mausolée conforme à ses desseins politiques, à ses caprices, à ses goûts et ses critères moraux et artistiques. Aussi n'a-t-on pas hésité à engager dans cette entreprise d'immenses moyens mécaniques et financiers, à recourir à la menace, à la propagande, aux tribunaux, à l'armée et à la police, ou même à modifier, voire à violer des lois existantes et les textes de la Constitution.

Rarement en temps de paix, tant de force a été déployée contre tant d'innocence. Durant trois étés le mont Lovcen fut soumis à un véritable état de siège: toute une armada d'hélicoptères, de grues, de bulldozers, de foreuses, de cordes, de leviers l'ont assailli, pendant que des ouvriers, armés de pics et de marteaux, remplaçaient les pèlerins, dont les tentatives pour approcher le Mont-Lovcen se heurtaient à une interdiction formelle. En même temps, des propagandistes, comme l'historien Vladimir Dedijer, ce croisé de la justice internationale (4), sanctionnaient l'opération par le poids de leur science et de leur autorité officielles. Seules les neiges, imposant la retraite aux profanateurs et couvrant les blessures de la montagne , rendaient la tombe de Niégoch à sa paix et à sa solitude. Pendant ces accalmies renaissait aussi quelque espoir chez tous ceux que préoccupait le sort du Mont-Lovcen. Les uns comptaient sur la magnanimité et le bon sens du régime, les autres, le connaissant mieux, plutôt sur le manque d'argent ou quelque difficulté qui le détournerait de son projet, tandis que dans le peuple on disait: «Les foudres empêcheront cela.» (5)

Mais le régime était bien décidé à gagner la bataille , qu'il avait engagée contre le Mont-Lovcen. Au troisième été on vint en effet à bout de la montagne: le sanctuaire, sa couronne, fut abattu et le sommet rasé, tandis qu'un long tunnel vertical, futur accès ténébreux au ténébreux monument, déchirait ses entrailles. Sur le mont ainsi ravagé, désert du petit temple chrétien, commença à émerger une lugubre bâtisse, rappelant de loin quelque sépulcre assyrien ou, plus près de nous, quelque production démesurée de l'art officiel néo-classique, si cher aux régimes autoritaires. C'est dans ce tombeau-mastodonte, digne création de ses promoteurs, que sont condamnées à croupir désormais les cendres du poète de la liberté.

Lovcen, la montagne martyre: avant, pendant et après

Les grandes tragédies suscitent de grandes œuvres artistiques et littéraires. Sur les décombres des cités et des empires, ou sur la dépouille des héros, s'élève le chant. Ce qui sauva les Serbes après le désastre dans la plaine de Kossovo (6), ce fut le chant qui se répercuta de siècle en siècle avant d'atteindre, dans l'œuvre de Niégoch, l'apogée et l'achèvement sublime. Rien de plus naturel donc si la profanation du Mont- Lovcen ce haut lieu tant de la poésie que de la liberté, a inspiré aux poètes et aux peintres de la Serbie et du Monténégro certaines de leurs créations les plus émouvantes. Parmi celles-ci, l'apocalyptique Crépuscule du mont Lovcen du peintre Petar Lubarda, œuvre qui, implacable dénonciation du sacrilège, fut pour cette raison éliminée de la grande exposition yougoslave de Paris (7). L'artiste y fait apparaître quelque taureau barbare, masse d'ombre furieuse et destructrice, s'acharnant contre un paysage devenu désolation. On se souvient devant ce tableau, sans doute l'un des plus puissants de ce temps, d'un vers de Niégoch qui est aussi une interrogation: «Voyons-nous ces fléaux qui dévastent impitoyablement la terre?» Interrogation plus actuelle et plus pressante que jamais!

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(1) (1815-1851); (2) Voir le Monde du 9 juin 1971; (3) En 1916 par l'armée austro-hongroise, en 1942 par l'armée de Mussolini; (4) M. Dedijer est membre du Tribunal Russell; (5) Au sommet du Mont-Lovcen ( 1700 mères), on observe, en effet, des décharges électriques fréquentes et très puissantes; (6) En 1389; (7) Voir sur cette controverse le Monde du 6 mars 1971.