RENCONTRE AVEC LE PERE JUSTIN

 

KOMNEN BECIROVIC
Komnen Becirovic avec le pere Justin Popovitch dans le monastere Tchélié, en été 1976.
(Photo: hiéromoine Amphilochie Radovitch)

J'étais étudiant a la Faculté des Lettres de Belgrade, a la fin des années cinquante, lorsque j'entendis parler pour la premiere fois du pere Justin. On racontait alors que le professeur de théologie Justin Popovitch était certes notre meilleur connaisseur de Dostoievski mais que, a force de s'en pénétrer, il était devenu fou et vivait confiné sur l'ordre du patriarche, dans quelque monastere de Serbie. Il fallait donc se méfier des aspects et des interprétations néfastes de l'oeuvre de Dostoievski, d'autant plus qu'il existait un moyen sur et infaillible pour l'approcher, la doctrine marxiste, dont nous étions bon gré mal gré des adeptes. Quant au pere Justin, victime, croyais-je, du génie de Dostoievski, il allait se confondre désormais dans mon imagination avec les héros de celui-ci.
Je finissais bientôt mes études et partais a l'étranger ou, apres bien du temps et des changements intervenus en moi, je devais appren­dre la vérité sur le pere Justin et cesser de croire a la fable de sa folie. Néanmoins, mes connaissances en demeurerent étroites jusqu'au moment ou, a la fin de 1974, je rencontrai a Paris le hiéromoine Amphilochie Radovitch. Originaires tous deux de la région de la Moratcha, dans le Monté­négro central, nous étions camarades de classe tout au début des années cinquante dans l'enceinte du monastere Moratcha dont les bâtiments annexes avaient été transformés par le pouvoir communiste en école, en bureaux de l'administration et en caserne de la milice locales. A l'époque l'athéisme faisait tellement rage que la célebre laure, fondation pieuse du prince Stéphane Némanitch de 1252, au bord de la Moratcha, dédiée a l'Assomption de la Vierge, échappa de justesse a la destruction par le feu.
Nous nous étions séparés alors a peine adolescents, et voici que nous nous retrou­vions a présent hommes murs, nous reconnaissant l'un l'autre a l'in­flexion de la voix ou a la couleur des yeux. Spirituellement, nous nous reconnumes plus aisément: je venais d'effectuer l'été précédent un pelerinage a Ostrog, sanctuaire de nos peres ou j'avais autrefois reçu le bapteme. Aussi avais-je mené, au début des années 70, une campagne internationale contre le projet sacrilege du régime visant la profanation et la destruction de l'un des haut lieux de la nation serbe: l'humble église au sommet du mont Lovtchene que fit élever, en 1845, le prince-métropolite du Monténégro et le plus grand poete serbe, Pierre Petrovitch Niégoch pour qu'elle abritât ses cendres.
Le jour de notre rencontre a l'Institut Saint-Serge ou il ensei­gnait, apres plusieurs années de sacerdoce en Grece ou il avait brillamment soutenu une these sur Saint Grégoire de Palamas, le moine Amphi­lochie me parla du starets Justin, son pere et maître spirituel. «Il incarne aujourd'hui la conscience de notre Eglise, il est la fontaine des pleurs du peuple serbe», me dit-il lors d'un entretien ultérieur. Il me montra parmi les ouvrages qu'il avait du pere Justin, celui sur Dostoievski qui, comme nous l'avons vu, était a l'origine de la gloire et de la prétendue perte de son auteur. Nous en fîmes cadeau, avec un livre sur la destruction du sanctuaire par le pouvoir titiste du mont Lovtchene et un album de fresques des monasteres serbes, a Soljénitsyne, lorsqu'il vint le printemps suivant a Paris. Le pere Amphilochie lui donna aussi une petite croix en bois, travail des moines athonites, sur laquelle il écrivit: A Alexandre por­teur de croix.
Naturellement, lorsque nous nous réunîmes plus tard, en été 1976, a Belgrade, le pere Amphilochie m'emmena voir le starets Jus­tin dans son monastere de Tchélié, dédié au Saint Archange Michel, a une centaine de kilometres au sud-ouest de la capitale, pres de la ville de Valiévo. Nous quittâmes Belgrade par un chaud apres-midi de juillet, mais le pere Justin se trouvant toujours dans la disgrâce du pouvoir, nous fumes retardés par plusieurs contrôles de police sur la route, et meme retenus par elle pendant deux heures dans la ville d'Obrénovats, si bien que nous n'arrivâmes a Valiévo qu'au crépuscule accompagné d'un violent orage. Ayant traversé la ville déserte sous un véritable déluge, nous nous mîmes d'abord a monter, puis a descendre lentement une pente boisée par un chemin cahoteux et détrempé, vers le monastere dont nous aperçumes enfin les lumieres.
Prévenu de notre visite, le pere Justin nous attendait dans la cour du couvent, debout sous une lanterne, entouré de deux ou trois sours un peu a l'écart. La noirceur de sa soutane et de sa skoufia ne faisait que souligner la blancheur de la barbe lui tombant sur la poitrine. Il nous accueillit en échangeant avec chacun de nous une triple accolade et en nous bénissant, avant de dire: «Nous nous faisions du souci pour vous, mere Glykhéria a téléphoné a Belgrade.» Quoi­que ses traits et son entiere attitude fussent empreints d'une grande douceur et de gravité, sa robuste taille, sa voix chaude un peu bou­gonne, son nez accentué, son visage plein respirant une belle santé, me donnerent aussi l'impression d'etre en présence d'un lutteur. Impression, ô combien rassurante, a une époque ou l'Orthodoxie se porte mal.

Monastere Tchélié
(Photo Komnen Becirovic)

«Long et épineux est le chemin qui mene jusqu'a vous, pere archimandrite», répondis-je a sa remarque, ce qui le fit sourire dans sa barbe. Puis il nous conduisit d'une démarche lente qui seule trahis­sait son âge, le long de la nouvelle église et du bâtiment adjacent, le konak, que la communauté de Tchélié, avec l'aide des habitants du pays, avait élevés une quinzaine d'années auparavant. Nous entrâmes dans une spacieuse salle a manger ornée d'icônes du Seigneur et de divers saints, peintes par la sour Antonina. Notre hôte, que je voyais mieux a présent, avait un regard profond ou sommeillait un feu bleu. Une petite croix en argent perlait sur sa skoufia , tirée sur le front.
Bientôt commença le dîner, précédé d'une breve priere, le pere Justin bénissant la table. Le repas est sobre et simple: de la truite d'une riviere voisine, des légumes du jardin monastique, et d'excel­lents gâteaux préparés par les sours. «Ce que le Seigneur a donné», dit humblement pere Justin, assis au haut bout d'une longue table et veillant en maître de maison attentif, tout comme les sours qui nous servent, silencieuses et discretes. Aussi bien par l'accueil qui nous est fait que géographiquement et, comme nous le verrons, histo­riquement et spirituellement, on est ici en Serbie profonde.
Le repas terminé, toujours sur une priere, nous sortîmes sur la terrasse ou, dans la nuit déja avancée, la conversation se poursuivit. Malgré ses quatre-vingt-deux ans passés, lé starets a un esprit vif et limpide, des réactions justes et immédiates, des connaissances vastes et un naturel admirable, ce qui fait de lui un interlocuteur idéal. Et meme si un sujet est nouveau pour lui, il le saisit vite et peu d'élé­ments lui suffisent pour qu'il s'en fasse une idée exacte. Ainsi lorsque je lui parle du génocide que commettent les Khmers rouges au Cam­bodge, il en est bouleversé et dit: «Ce ne sont pas des etres humains mais des betes cruelles.»
Ensuite, il me demanda: «Et que se passe-t-il en Occident?»
«La grande question de l'homme en Occident demeure la tentation constante de transgresser les limites de la liberté, déja consi­dérable, dont il dispose, répondis-je. C'est ainsi que l'on voit cette liberté prendre, dans tous les domaines, des allures inquiétantes. On va, par exemple, jusqu'a blâmer chez soi la démocratie et louer chez les autres la tyrannie, pourvu qu'elle soit de gauche, bien sur. Si vous saviez seulement de quel prestige jouit un tyran comme Mao en Occident ! Ou quels efforts on y a déployés pour mettre le Vietnam ou le Cambodge aux fers! Généralement, on favorise la naissance et l'instauration d'un fléau, puis on s'émeut ou s'indigne des ravages qu'il fait... Bref, le mot de Dostoievski disant que rien pour l'homme n'est plus insupportable que sa liberté, semble se vérifier aujourd'hui en Occident, puisque l'homme occidental fait tout pour perdre la sienne.»
«Ce suicide dont vous parlez est la conséquence du meurtre de Dieu en Occident ou l'on a ainsi remplacé la foi dans le Dieu­-homme par la foi en l'homme, répliqua vivement le pere Justin. Et l'homme, bien qu'il soit a l'image de Dieu, est imparfait et, comme tel, ne peut etre la mesure de tout. L'homme européen est en train d'échouer parce qu'il croit qu'il peut résoudre le probleme de la vie sans résoudre celui de la mort, et cela est impossible.»
Il se tut un instant puis, sur un ton plus calme, reprit:
«Le Christ est le seul qui ait été ressuscité et ait vaincu la mort. L'Eglise orthodoxe est la seule vraie Eglise ou Dieu et l'homme forment une unité indivisible. La est la force du Seigneur Jésus-Christ et du christianisme. Le Seigneur a embrassé toutes choses sur terre, en particulier les etres humains, et leur a donné les réponses néces­saires aux questions éternelles. Il a introduit l'ordre divin dans l'exis­tence des choses depuis le moindre insecte jusqu'au premier ange de Dieu, tout cela fait partie de l'Eglise de Dieu.»
La foi se fait chant dans l'âme du pere Justin. Un chant intaris­sable qui commença des son plus jeune âge lorsque, enfant, né en 1894 a Vranié en Serbie orientale, il s'éprit de l'Evangile. Le jeune Blagoyé, tel était son nom de bapteme, fit ses études de théologie a Bel­grade aupres de l'éveque Nikolai Vélimirovitch, déja célebre écrivain et prédicateur, qui vit tres vite en son disciple l'un des espoirs de l'Orthodoxie. Mobilisé comme infirmier pendant la guerre de 1914, l'étudiant Blagoyé prit part au douloureux exode qu'entreprit l'armée serbe a la fin de 1915 a travers les montagnes albanaises pour éviter l'écrasement complet par les armées austro-hongroises, allemandes et bulgares occupant alors la Serbie; celle-ci leur avait opposé une résistance surhumaine pendant seize mois. Durant cette retraite, sans doute la plus tragique de l'histoire des guerres, plus de cent mille Serbes périrent de froid, de faim, de maladie, d'épuisement, de chutes dans les précipices et des attaques des tribus indigenes. Les autres deux cent mille qui en réchapperent et atteignirent les côtes de l'Adriatique y furent encore décimés par les épidémies. Parmi les survivants se trouvait, avec une partie de la jeune intelligentsia serbe, le théologien Blagoyé que les épreuves qu'il venait de vivre, loin de l'ébranler, n'avaient fait qu'affermir en sa foi en Dieu. Dans une église de Scutari, il se fit moine sous le nom de Justin, et partit en Russie afin que son âme s'abreuve d'Orthodoxie, comme le lui avait dit le métropolite de Serbie, Dimitri, en l'y envoyant. Il y arriva in extremis, car le cataclysme approchait. Ce que Dostoievski avait tant redouté allait se produire et la millénaire Russie vivait ses ultimes heures. C'est elle que le moine Justin, apres quelque six mois passés a l'Académie ecclésiastique de Petrograd, emporta dans son cour. De grands maîtres spirituels comme Dostoievski et saint Séraphin de Sarov, devinrent désormais les compagnons inséparables de sa vie, vouée a la mission évangélique.
De retour dans la patrie que l'armée serbe ressuscitée avec l'aide alliée avait libérée, le pere Justin développa une féconde activité d'auteur théologique, de professeur et d'animateur de publications religieuses. Il fit, dans les années vingt, de fréquents séjours en Grece ou il soutint sa these sur Saint Macaire l'Egyptien, en meme temps qu'il traduisait saint Jean Chrysostome en serbe et publia un ouvrage sur La philosophie et la religion de Dostoievski, ouvrage qu'il repren­dra plus tard, sous sa forme définitive: Dostoievski, le monde slave et l'Europe. Il se lia a cette époque d'une amitié spirituelle profonde avec le métropolite Antoine de Kiev, ce grand hiérarque orthodoxe qui, devant le fléau qui meurtrissait la Russie, avait trouvé, avec beau­coup de ses freres, refuge sur la terre serbe.
Se situant dans la pure tradition évangélique et patristique, le pere Justin entreprit, au début des années trente, l'élaboration d'une Dogmatique de l'Eglise orthodoxe en trois tomes dont deux furent alors achevés. Opposé aux réformes au sein de l'Église et au Concordat, qui était a l'époque a l'ordre du jour, le pere Justin entra en conflit avec une partie de la hiérarchie ecclésiastique, conflit qui devait s'approfondir par la suite. Cependant, son influence au sein de l'Église allait grandissant. Il fut promu archimandrite, mais déclina l'offre de la dignité épiscopale, estimant ses forces trop faibles pour cette tâche.
Les nuages se faisaient sombres sur l'Europe. L'autre abomina­tion esclavagiste du siecle levait la tete. L'assassinat du roi Alexandre par les oustachis croates en 1934 a Marseille, préluda a de nouveaux malheurs pour le peuple serbe, comme pour la plupart des peuples de l'Europe. A l'occupation et au démembrement de la Yougoslavie par les puissances fascistes, s'ajouta une guerre fratricide qui, en particulier dans le cadre d'une Croatie fantoche et fanatique, créée par Hitler, prit les proportions d'un véritable génocide national. Des cen­taines de milliers de Serbes y furent persécutés, massacrés, brulés, jetés dans des gouffres et des rivieres. Dans le seul camp de la mort de Yassénovats, on en extermina pres d'un demi-million. On faisait aussi des conversions forcées au catholicisme romain, tandis que Rome gardait, et garde toujours, hélas, le silence. Quand un pape viendra-t-il enfin s'agenouiller a Yassénovats?
Comme toujours dans le passé, l'Église orthodoxe serbe partagea pleinement le sort de son peuple: des centaines de ses pretres, dont quatre éveques, furent tués, le patriarche Gavrilo et l'éveque Nikolai, le Chrysostome serbe, déportés a Dachau, de nombreux temples pro­fanés, pillés, détruits ou incendiés parfois meme avec les fideles a l'intérieur. Pour réagir a ce déchaînement du mal et lui opposer un démenti de lumiere, le pere Justin retiré su monastere de Kalénitch, se mit alors a raconter, en une admirable langue serbe, la chronique de Dieu a travers Les vies des saints, oeuvre qu'il poursuivra pendant de longues années au monastere de Tchélié ou il se fixa peu apres la guerre. Dans les nouvelles circonstances nées de la victoire du commu­nisme en Yougoslavie, le pere Justin, malgré les limites qui lui furent imposées, demeura un défenseur intransigeant de la foi, si bien que l'Église orthodoxe serbe dans ses forces vives se tourna vers lui, tout en pratiquant officiellement une politique de compromis et d'accom­modement avec le pouvoir séculier. Aujourd'hui, l'influence du pere Justin dépasse largement les frontieres de notre pays.
Telle est en bref la vie de cet homme de Dieu. Il en évoque devant nous certains épisodes, tandis que la nuit se fait plus pro­fonde et répand sa paix sur la Serbie. Chaque fois que les épreuves de sa vie se confondent avec celles de la nation, sa voix se noue d'émo­tion et son regard bleu s'embrume.

Nikolai Vélimirovitch
Fiodor Dostoievski
Alexandre Soljénitsyne

Parlant du sort actuel du monde orthodoxe, nous en arrivâmes tout naturellement a Soljenitsyne dont le combat avait été suivi par le pere Justin dans la priere, jusqu'a mentionner son nom dans la liturgie.
«Dieu l'a chargé d'une grande mission: s'élever du simple esclave du goulag jusqu'a la conscience de la Russie, voici bien la preuve du plus grand miracle», dit le starets émerveillé.
Et le pere Amphilochie d'enchaîner:
«Surtout lorsqu'on pense a tout ce qu'on a fait la-bas durant soixante ans pour arracher Dieu du cour des hommes et pour leur imposer la fatalité marxiste.»
«Soljenitsyne a justement brisé cette fatalité. Il est la seule figure de taille que l'on puisse opposer a Lénine depuis l'apparition de celui-ci», fis-je observer.
«Oui, oui, une figure du bien face a une figure du mal», reprit vivement le pere archimandrite en se signant.
«Et Dostoievski?» demandai-je.
«Dieu lui avait donné des pouvoirs prophétiques, de sorte qu'il a prévu et décrit notre siecle tel qu'il allait se dérouler. Ses anti-héros, comme il les appelle, Raskolnikov, Ivan Karamazov, Stavroguine, Smerdiakov, sont des promoteurs du monde et de l'homme d'aujourd'hui», conclut le starets soudainement pensif.
«Parmi les grands apôtres slaves modernes, c'est sans doute vladika Nikolai qui, apres Dostoievski, est allé le plus loin dans la vision des maux qui devaient s'abattre sur le monde orthodoxe», dis-je.
«Oui, le saint vladika, inspiré par Dieu, porteur de Dieu, tendu vers le Christ», répliqua le starets, le visage éclairé. «Quel prédicateur prodigieux il était ! Lorsqu'il parlait en tenant la croix, son regard intense était presque insoutenable. Un frisson sacré parcou­rait ceux qui l'écoutaient. Tout le monde venait l'entendre, meme le roi Alexandre que j'ai vu plus d'une fois assister a ses sermons.
Le saint vladika m'a paternellement soutenu et encouragé des le début. Un jour, a l'époque ou parurent ses merveilleuses Prieres sur le lac, que je saluai dans «La vie chrétienne», il m'envoya un Acathiste au Christ vainqueur de la mort, calligraphié de sa propre main, avec cette dédicace: «Au hiéromoine Justin, le moine Niko­lai.» Imaginez un peu! Lui qui était éveque !» s'exclama le starets en riant, avant de poursuivre:
«Et lorsqu'en 1941 les barbares nazis détruisirent sous les bombes notre sainte Jitcha, ils arreterent bien sur vladika Nikolai qui en occupait le siege. Quand on l'amena devant le général allemand, celui-ci lui offrit de s'asseoir, mais vladika Nikolai refusa en disant:
«Je n'ai ni a parler ni a m'asseoir avec vous qui avez réduit mon peuple en esclavage.» Il endura la captivité, puis l'exil et la mort loin de sa Serbie bien-aimée. Mais il a gagné la Serbie céleste d'ou il nous aide et nous secourt par ses prieres.»
Des larmes coulaient des yeux du vieil homme qui se tut. Puis il se leva, se signa et s'écria avec ardeur:
«Oui, il est notre grand maître a nous tous, Serbes, le plus grand depuis Saint Sava!»
En disant cela, le starets avait l'air de s'adresser a un autre audi­toire que nous et de lui porter la contradiction. Peu apres, calmé, il se retira, apres nous avoir bénis et souhaité une nuit propice.
Un son de cloche appelant a la liturgie me réveilla tôt le matin, apres un sommeil paisible. Le pays était noyé dans un brouillard que seuls perçaient quelques chants d'oiseaux, succédant au son de la cloche. J'entrevis a l'autre bout du jardin, face au bâtiment ou nous nous trouvions, l'édifice de l'ancienne église a coupole, entourée de hauts pins. Elle date en partie du XIII e siecle, lorsque le roi Dra­goutine, cinquieme souverain de la dynastie des Némanides, la fit cons­truire en la dédiant aux saints archanges. Lieu de culte, l'église de Tchélié, comme toutes les églises de l'époque némanide a travers la Serbie, devint aussi sous l'occupation turque un foyer d'esprit natio­nal et d'espoir de libération. L'un de ses martyrs, Ilya Birtchanine, décapité par les Turcs a Valiévo a la veille de l'insurrection de Kara­georges en 1804, repose ici a côté du temple, sous une haute stele que l'on dirait une sentinelle. C'est également ici que vladika Niko­lai, né dans les environs, apprit, enfant, a lire et a écrire aupres de l'higoumene.
Aujourd'hui, comme tous les jours depuis pres de trente ans qu'il est a Tchélié, le pere archimandrite arrive a l'église pour l'office. Il tient en effet, malgré son grand âge, a le célébrer lui-meme au moins un jour par semaine, ayant finalement accepté d'etre remplacé le reste du temps par le pere Amphilochie ou le pere Athanassie, son autre infatigable fils spirituel. Mais naturellement, il assiste a cha­cune de ces célébrations et il y participe. Des son entrée, de sa main droite haut levée, il trace d'un geste large le signe de la croix sur sa poitrine. Les sours sont déja la, rassemblées en troupeau fidele, dans le chour. C'est grâce au sacrifice et au dévouement de ces femmes et de leurs pareilles que nos monasteres auront été sauvés de l'abandon dans un temps mécréant. Les flammes des cierges qu'elles ont allumés illuminent et égaient l'intérieur du temple orné d'une iconostase en bois sculpté. Les icônes qu'elle porte sont, elles aussi, l'ouvre de la sour Antonina aux mains d'or, comme la qualifie le pere archiman drite. Parmi les fresques, je reconnais sur un mur a ma gauche celle de saint Justin le Philosophe dont notre starets porte si dignement le nom; dans la main droite, il tient une croix, dans la gauche un rouleau de parchemin sur lequel est écrit: «Vous pouvez nous tuer, mais vous ne pouvez pas nous nuire.»
Les peres Justin et Amphilochie sont dans le sanctuaire, derriere l'iconostase, revetus de leur chasuble. Nous les apercevons derriere le rideau écarté de la Porte Royale. Grave et concentré, l'encensoir a la main, le pere Amphilochie sort par la porte Nord pour encenser le temple et les fideles, puis regagne le sanctuaire d'ou le pere Justin, d'une voix haute qui se répand a travers l'église, prononce:
Béni soit le Royaume du Pere et du Fils et du Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siecles des siecles.
Amen,
répondent les sours, avant que le pere Amphilochie ne commence la grande ecténie:
En paix prions le Seigneur.
Kyrie éleison,
chantent les sours, le répétant apres chaque de­mande de l'ecténie que le pere Amphilochie, d'une voix profon­dément fervente, continue:
Pour la paix céleste et le salut de nos âmes, prions le Seigneur. Pour la paix du monde entier, la permanence des saintes églises de Dieu et l'union de tous, prions le Seigneur.
Pour ce saint temple et pour ceux qui y entrent avec foi, piété et crainte de Dieu, prions le Seigneur.
Pour notre saint éveque Jean, pour l'ordre vénérable des pretres, le diaconat en Christ, pour tout le clergé et le peuple fidele, prions le Seigneur.
Pour tous les pieux chrétiens orthodoxes, prions le Seigneur, Pour ce saint monastere, pour toute ville et tout village, pour tout pays et ceux qui y vivent avec foi, prions le Seigneur.
Pour la pureté de l'air, l'abondance des fruits de la terre et des temps de paix, prions le Seigneur.
Pour ceux qui sont en mer et dans les airs, pour les voyageurs, les malades, les prisonniers et les proscrits, et pour leur salut, prions le Seigneur.
Pour qu'il nous préserve de toute misere, haine, péril et nécessité, prions le Seigneur.
Protege-nous, sauve-nous, aie pitié de nous et garde-nous, Dieu, par ta grâce. Faisant mémoire de notre toute sainte, toute pure, toute bénie et glorieuse Souveraine la Génitrice de Dieu et toujours vierge Marie, et de tous les saints, confions-nous nous-memes les uns les autres et toute notre vie au Christ notre Dieu.
A Toi Seigneur, acquiescent les sours, avant que le pere Justin ne commence d'une voix basse mais audible, la priere de la premiere antienne:
Seigneur notre Dieu dont la puissance est incommensurable et la gloire ineffable, dont la miséricorde est infinie et l'amour pour les hommes indicible, Toi-meme, Maître, dans ta tendresse, jette le regard sur nous et sur cette sainte demeure, et répand sur nous et sur ceux qui prient avec nous l'abondance de ta grâce et de ta bonté.
Puis d'une voix haute:
Car a Toi sont toute gloire, honneur et adoration, Pere, Fils et Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siecles des siecles.
Amen, répondent les sours.
Le temple bruit. D'autres invocations, louanges, prieres, jaillies de l'âme de Saint Jean Chrysostome voici seize siecles, suivent, telle celle de l'Entrée, du Trisagion, des fideles, de l'Evangile, ecténie des morts, priere de l'Offrande et bien d'autres alternant avec les can­tiques. Hymne universel, la liturgie, tel un fleuve pur emportant la lumiere, suit son cours majestueux.
A la Grande Entrée, les deux pretres, précédés d'une moniale portant un cierge sur un haut candélabre doré, sortirent du sanctuaire par la porte Nord, s'arreterent devant l'iconostase, face aux fideles, le pere Justin tenant le calice et le discos, le pere Amphilochie a sa droite, une petite croix liturgique luisant dans sa main. Les voici, comme descendus d'une fresque, l'un, la tete blanchie et le front dégarni par l'âge, le reste de sa criniere tombant sur ses épaules, l'oil bleu illuminé par la piété ; l'autre, jeune, élancé, le regard brun allu­mé du meme feu, le visage émacié orné d'une barbe noire qui se mele a sa chevelure, un peu courbé comme sous un grand vent; le maître et le disciple, pénétrés du mystere sacré dont ils sont les serviteurs. S'avançant de quelques pas encore sous la coupole, le pere Justin reprit d'une voix claire et intense, suppliante et joyeuse, la grande priere du début, mais sous une forme commémorative cette fois-ci, associant les morts aux vivants, dans la demande d'une grâce univer­selle. Le service se termina sur un beau sermon du pere Amphilochie. Si cela ne tenait qu'a ses seules capacités, de meme qu'a celles de son frere Athanassie, ils seraient tous les deux déja éveques. Naturelle­ment, le pere archimandrite déplore cette disgrâce dont sont l'objet ses disciples, mais ne désespere point. A présent que nous sommes tous sortis de l'église, il nous donne sa bénédiction sous les pins. Le brouillard s'étant dissipé et le jour levé radieux, ce n'est qu'a ce moment-la que je découvris le lieu ou nous nous trouvions : une vaste clairiere sur un flanc boisé qui s'adoucit en terrain plat a l'endroit ou est sis le monastere, avant de retomber vers le fond de la vallée ou coule la riviere Gradats. Au-dela d'une palissade de bois noirci s'étendent le verger et les champs monastiques, délimités par la foret de chenes et de hetres qui envahit les versants des monts alentour. Plus pres de nous, au nord, a la lisiere du bois, quelques humbles tombes ou reposent les membres de la communauté ayant achevé leur parcours terrestre. D'autres tombes, plus anciennes, sont autour de la vieille église dont l'entrée, protégée par une grille basse, demeure ouverte toute la journée afin que la fraîcheur et les parfums, les papil­lons, les abeilles et les oiseaux du ciel puissent pénétrer dans la mai­son de Dieu. L'église et son clocher, au pied duquel nous nous trou­vons, portent d'étranges coupoles pointues. «C'est que ce temple fut autrefois restauré grâce aux dons des négociants arméniens de Valié­vo», dit le pere Amphilochie dont le regard avait retrouvé son habi­tuel calme pensif. L'église récente, dédiée par le pere

Hiéromoine Amphilochie Radovitch
pres du monument a Ilya Birtchanine, en été 1976.
(Photo Komnen Becirovic)

Justin a saint jean Chrysostome, de meme que le konak, sont en style serbe médié­val.
Apres le petit déjeuner, le pere Amphilochie, s'accompagnant a la gousla, chanta quelques vers de Niégoch, ce qui une fois de plus émut le vieillard. Puis nous ressortîmes dans le jardin soigneusement entre­tenu par les moniales, une vingtaine, la plupart de Serbie, mais aussi de Bosnie et meme de Dalmatie. Je les vois passer comme des ombres entre les bâtiments monastiques et plus loin dans les champs, accomplissant leurs travaux agricoles, principale source de leurs revenus. L'aide que leur apportent les gens du pays est le plus souvent béné­vole. « Qu'a tous ceux qui nous aident, Dieu le rende au centuple », dit le pere Justin qui en dépit des deux heures passées debout durant le service, paraît au mieux de sa forme. Assis sous un jeune sapin, il prolonge ses réflexions de la veille en observant:
«Le mystere du monde est le mystere du Logos. Et le monde créé porte l'empreinte du Logos. Comment le Seigneur a-t-il créé le monde ? Par ses énergies divines qu'il a mises en toute chose.»
Puis, montrant le tapis de fleurs s'étendant devant nous:
«Voyez combien la Providence divine est dans la moindre de ces fleurs: pour qu'elle pousse et sorte de terre, bleuisse ou se teinte d'or. Ou bien, je vous prie, comment un minuscule insecte peut-il voir et entendre, que se passe-t-il donc, d'ou vient cela?!»
Comme celui d'un enfant, l'enchantement du saint homme de­vant le souffle et le frémissement divins dans les etres, est infini.
Nous passâmes ainsi avec lui le reste de la matinée qu'il consacre d'habitude, comme la plupart de son temps en dehors des offices, a l'élaboration de ses ouvrages. Ayant mené a bien le travail monu­mental que représentent ses Vies des saints en douze volumes, le voici en train de compléter sa célebre Dogmatique par un troisieme tome, en meme temps qu'il s'adonne a une Exégese de l'Évangile selon saint Mathieu. Tous ces travaux depuis la guerre voient le jour grâce aux efforts de son monastere et de ses amis en Serbie et a l'étranger. Pour les faire paraître, il n'a généralement besoin que de la bénédic­tion de son éveque Jean de Chabats et de Valiévo, qui la lui accorde bien volontiers.
Comme nous devions partir le jour meme, le starets abrégea son habituel repos apres le déjeuner, pour nous gratifier de sa compagnie une bonne heure encore. Nous nous retrouvâmes sur la terrasse du konak, avec vue sur l'église des archanges a la coupole arménienne. Et la encore, le starets agréable a Dieu, tel une source, continua son murmure. Je finis par me rendre compte qu'il vivait dans un état quasi-liturgique permanent ou le temps ne semblait pas le concerner. Comme pour le psalmiste, Dieu est sa ville fortifiée, ou il est a l'abri aussi bien du temps que du mal de l'histoire. Ainsi a-t-il atteint par la foi cette paix et cette sérénité de l'âme qui font si cruellement dé­faut aux hommes de notre époque. Et cet éblouissement constant dans lequel il vit, vous gagne aussi.
Nous eumes du mal a nous séparer de lui qui, de son côté, nous retint jusqu'au moment ou le soleil commença a décliner vers le mont au-dessus du monastere. En partant, mon regard dériva un instant vers les forets et les cieux environnants, ce qui n'échappa pas au pere Justin qui, comme en traduisant l'aspiration qui soudain me gagnait, me dit: « Emportez un peu de cette beauté dans vos yeux ». Ensuite, il nous bénit en nous souhaitant bonne route et resta en se signant, la barbe baignée de soleil, a ce meme endroit ou nous l'avions trouvé la veille. Et il ne cessa de se signer derriere nous jusqu'au moment ou, ayant pénétré dans la foret, nous le perdîmes de vue. Voyant mon émerveillement devant de tels adieux, le pere Amphilochie dit en souriant: «Je le connais bien, il restera debout la-bas a se signer jusqu'a ce que nous ayons atteint le sommet.» Moi, je n'avais qu'un seul regret: celui d'avoir vécu si longtemps dans la méconnaissance de ce juste.
Lorsque nous gravîmes la crete du Pressad qui sépare Valiévo de Tchélié et d'ou le chemin monte vers Lélitch, village natal du vladika Nikolai, nous aperçumes haut dans ciel des nuages blancs et immobiles avec de grands lacs d'azur au-dessus de la Serbie.
Monastere Tchélié, juillet 1976.

Ce texte, rédigé par l'auteur peu de temps apres sa rencontre avec le pere Justin, a été publié dans le numéro 88 de la revue Le Messager orthodoxe, consacré au pere Justin Popovitch, a Paris 1981. Seules quelques phrases ont été légerement complétées ou ajoutées a la suite de la relecture du texte, plus d'un quart du siecle apres, pour sa mise sur Internet .