Défense de la Moratcha contre le déluge

Le patrimoine de la Moratcha, vu par les auteurs européens

Contribution au plaidoyer pour la sauvegarde de la vallée de la Moratcha contre un projet du pouvoir monténégrin de barrages et de lacs artificiels, ainsi qu'à son inscription sur la liste du patrimoine mondial sous la protection de l'Unesco.

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Bref aperçu du contenu des citations qui suivent, extraites pour la plupart du livre de Komnen Becirovic, L'éternité menacée de la Moratcha, paru aux éditions L'Age d'Homme, Paris 1988, ainsi que de son volumineux recueil Défense de la Moratcha contre le déluge, publié aux éditions de la Métropolie du Monténégro, Cettigné 2002. Le premier ouvrage est intégralement accessible sur le site http://www.tvorac-grada.com/

 

La nature, la géologie, la géographie et la flore de la région de la Moratcha:
Le grandiose canyon de la Moratcha et celui de son affluent Mertvitsa, vieux de 30 à 40 millions d'années, véritables pages en pierre de la Bible de la planète. La rivière de la Moratcha, une symphonie de Beethoven qui se fait entendre à travers les âges géologiques. Les plantes endémiques qui ne croissent nulle part ailleurs sur la terre, hormis sur les rives de la Moratcha. Les grottes du canyon de la Moratcha, habitats des hommes préhistoriques d'il y a 120 mille ans.

Le patrimoine religieux et artistique du pays: le monastère de Moratcha, haut lieu de la foi et de l'art avec son église de la Dormition de la Vierge, fondation pieuse du prince Stéphane Némanitch, datant de 1252; l'architecture et la peinture murale de cette église; la fresque Saint Elie au désert, mondialement connue; la valeur culturelle inestimable du monastère de Moratcha, le plus ancien et le plus important monument historique du Monténégro.

La Moratcha dans l'Histoire: une épopée, un poème homérique, notamment à travers la résistance séculaire du peuple de la Moratcha, véritable forteresse naturelle, face à l'assaillant turc. Le monastère comme le foyer de ce combat. Moratcha, pays natal du patriarche serbe Gavrilo qui a connu avec son peuple les épreuves des deux guerres mondiales. Un autre prince de l'Eglise, Monseigneur Amphilochie, actuel métropolite du Monténégro, fils de la Moratcha.

Le patrimoine littéraire et artistique: Moratcha, berceau de l'un des plus grands poèmes de la littérature universelle, Le Mariage de Maxime Tsernoyévitch, exalté par Goethe et Mickiewicz, entre autres. Le barde Trébiéchky, chantre des heures et des malheurs de la nation serbe, originaire de la Moratcha. En outre, deux grands peintres monténégrins de la seconde moitié du XXe siècle, Vouko Radovitch et Nikola Vouyochévitch, ont trouvé l'inspiration pour l'essentiel de leur œuvre, dans le canyon de la Moratcha.

Ils ont composé un véritable hymne au patrimoine de la Moratcha que le gouvernement du Monténégro s'apprête à livrer aux eaux du déluge
Adam Mickiewicz
Ami Boué
Yégor Kovalevski
Paul Rovinsky
Kurt Hassert
Ludvik Kuba
Gabriel Millet
Dimitri Obolenski
Antonio Baldacci
Franz Weber

A. La géographie et la géologie de la Moratcha:
     1. Yégor Kovalevsky, explorateur, ingénieur-géologue russe:
    
"Cette contrée est faite de montagnes plus hautes qu'ailleurs au Monténégro, sans qu'elle offre pour autant le squelette nu et disloqué de la nature, comme dans la région de Katounska, car ces montagnes sont couvertes de verdure et ornées de forêts aux vastes étendues; je n'ai jamais vu nulle part des sapins et des hêtres aussi énormes qu'en Moratcha
".
(Pages 12-13) (Quatre mois au Monténégro, Saint-Pétersbourg, 1841; repris dans Le Monténégro et les pays slaves, Saint-Pétersbourg, 1872).
     2. Ami Boué, médecin-géologue, balkanologue franco-autrichien:
    
"La région de Moratcha diffère essentiellement des autres régions du Monténégro par sa position physique comme par son état politique. Aucune n'a des montagnes aussi élevées, mais elles ne sont pas si nues et déchirées que celles de la région appelée Katounska. Des prairies et des forêts couvrent les flancs des montagnes, et parmi les arbres on en observe d'un diamètre et d'une hauteur extraordinaires. Le territoire de cette région, comme aussi celui du Koutchi
supérieur, est fertile et plein des plus belles eaux vives, objet d'envie pour les habitants des autres parties du Monténégro. Il y a une très grande quantité de bêtes fauves et de poissons, et ses habitants sont braves et pleins de vertus naturelles".
(Pages 13-14) (La Turquie d'Europe, Paris, 1840).
     3. Paul Rovinsky, explorateur, historien et ethnologue russe:
     "Cette région constitue le plus extraordinaire enchevêtrement de hautes montagnes aux cimes dénudées, de vallées profondes où pousse la végétation la plus diverse et la plus somptueuse grâce à un sol fécond, formé par des alluvions de l'humus organique, et à un climat agréable à l'abri des monts environnants qui empêchent la pénétration des vents froids."
(Pages 14-15) (Le Monténégro dans le passé et dans le présent, Saint-Pétersbourg 1888, 1897).
     4. Kurt Hassert, géographe allemand:
    
"La Moratcha se caractérise par d'agréables forêts, par des prairies et par un paysage de parc qui allie la nette beauté des hautes montagnes et le charme des moyennes [...]. De nombreuses sources et des torrents coulent par des gorges étroites, coupant ces massifs montagneux, diversifiés et accessibles. Parmi eux, la Moratcha a creusé profondément son lit à elle et souvent sait rouler avec le gravier, des blocs aussi grands qu'une maison".
(Page 16) (Reise durch Montenegro nebst bemerkungen über Land und Leute, Wien, Pest, Leipzig, 1893).
     5. Christopher Boehm, anthropologue américain:
    
"[...] Pour atteindre la Moratcha, je devais parfois suivre un très étroit sentier en lacets le long d'un canyon; je pouvais par endroits regarder tout droit en bas par-dessus le bord du précipice tombant à pic, les eaux d'un bleu vert intense de la Moratcha dévalant au-dessous de moi."
(Page 17) (The Blood Revenge. The Anthropology of Feuding in Montenegro and other Tribal Societies, 1984 - Podgoritsa, 1998).
     6. Zouko Djoumkhour, dessinateur serbe et auteur de plusieurs livres de récits de voyage:
Il parle du canyon de la Moratcha comme de la plus longue et la plus belle rue du Monténégro, comme d'une majestueuse avenue percée par la sauvage rivière, et dont les gratte-ciel seraient les falaises se dressant de part et d'autre et se perdant dans les nuages ou dans le bleu du ciel".
(Page 33) (Le quotidien monténégrin Pobjeda, le 17 juin 1990, reproduit dans Défense de la Moratcha contre le déluge, Cetinje 2002, page 141.)
     7. Franz Weber, écologiste suisse:
     - Sur la rivière de la Moratcha : "Mais c'est une symphonie de Beethoven!"
     - Sur le canyon de la Moratcha: "C'est la cathédrale de l'éternité".
(Pages 84,97) (Franz Weber Journal, juillet/août/septembre, Montreux 1988.)
Sur la région de la Moratcha : «J'ai éprouvé dans la Moratcha une sorte de révélation, de bouleversement cosmique… Il y existe une beauté multiple: la rivière sauvage et l'limpide, le canyon, le monastère, le site, les montagnes, la végétation, les forêts – tout y est dans un parfait accord.»
(Le quotidien monténégrin Pobjeda, le 10 juin 1999, reproduit dans le recueil de Komnen Becirovic, Défense de la Moratcha contre le déluge, page 251.)

A. B. La flore de la Moratcha:
     8. Radomir Lakouchitch, naturaliste serbe:
     "Hormis les espèces végétales et animales autochtones, les canyons de la Moratcha et de ses affluents abritent des familles de plantes qui vivent dans des écosystèmes autonomes, que l'on ne trouve nulle part ailleurs sur notre planète. La seule préservation de ces plantes, serait une raison suffisante pour renoncer à la submersion du canyon de la Moratcha". (Page 7)

B. Le patrimoine religieux et artistique: 

le monastère de Moratcha
B. A. Le monastère dans son site:

     1. Franz Weber, écologiste suisse:
    "La symbiose parfaite du paysage et de l'oeuvre d'art habitée par l'esprit."  (Page 84)

    2. Roger Cans, rédacteur de la page écologique du Monde:
     "Pour gagner le monastère de Moratcha à partir de la capitale du Monténégro, Titograd, il n'y a qu'une quarantaine de kilomètres. Mais quels kilomètres! La route serpente au fond de gorges sauvages qui embaument le genévrier, le cyprès et le thym. La rivière Moratcha - un torrent impétueux surgi des Alpes dinariques -- roule ses flots verts dans les replis d'un canyon qui la dissimule sur presque tout son cours. On ne la voit pas, mais on l'entend!"
(Page 84) (Yougoslavie: Deux projets de barrages contestés - Les moines serbes sonnent le tocsin, Le Monde, le 21-22 août 1988).
* Titograd est redevenue aujourd'hui Podgorica.

     3.  Paul Rovinsky:
     "Le monastère est merveilleusement situé sur la rive haute de la Moratcha, qui tombe à pic vers la rivière et d'où, d'une hauteur de près de quarante mètres, se précipite une chute d'eau tandis que le rocher noir le long duquel elle s'écroule en bas, est couvert de l'épaisse verdure des plantes rampantes et des lianes. Le terrain plat sur lequel se trouve le monastère, est large d'environ une centaine de mètres, et est surplombé d'une montagne abrupte comme une falaise au pied de laquelle jaillit une source puissante qui se transforme plus loin en chute d'eau".
(Page 26) (Le Monténégro dans le passé et dans le présent, Saint-Pétersbourg 1888, 1897).

     4. Kurt Hassert donne des renseignements d'ordre géologique:
     "Nous sommes descendus jusqu'à la tumultueuse rivière qu'enjambe un pont en pierre près du monastère pour nous retrouver soudain en contrebas d'énormes éboulis de calcaires de toute couleur et grandeur, de diabases vert sombre, de schistes paléozoïques et werféniens et de blocs puissants détachés d'abruptes parois caverneuses dont le conglomérat n'a pas été suffisamment lié par le ciment ocre. Des cascades dont on pouvait distinguer les traces qu'elles ont creusées dans la roche, bondissaient gaiement dans la Moratcha bleu vert."
(Pages 26-27) (Reise durch Montenegro nebst Bemerkungen über Land und Leute, Wien, Pest, Leipzig, 1893).

    
5. Bernhard Schwarz, un autre géographe allemand:
     "Face à l'édifice où je me trouvais, s'élevait l'église, le temple de Dieu, bâtie de manière simple et noble, seule création de grand style attrayante aux yeux de toute la contrée. Sur le mur de sa façade, tourné vers moi, resplendissait la grande fresque sur laquelle était représenté saint Georges terrassant le dragon. [...] Rarement un édifice, même le mieux situé, occupe vraiment une aussi belle position que le monastère de Moratcha, cette perle du Monténégro".
(Page 27) (Montenegro. Schilderung einer Reise durch das Innere nebst Entwurf einer Geographie des Landes, Leipzig, 1888).

     6. Antonio Baldacci, botaniste et géographe italien:
     "Dans la vallée de la rivière Moratcha, la plus importante au Monténégro, se trouve le vieux monastère qui porte son nom d'après la rivière [...]. C'est un endroit pittoresque et grandiose. Le monastère au fond de la vallée est imposant pour ces contrées ... Il peut offrir à un archéologue ou à un historien assez de matière pour remplir son âme… Moratcha coule lentement dans son magnifique canyon, elle est pleine de poisson et est vraiment une belle rivière."
(Page 28) (Nel Montenegro. Il mio viaggio botanico del 1890.)

     
7. Ludvik Kuba, peintre et ethnographe tchèque:
     -"Sur la rive opposée apparut le cygne blanc du monastère avec une ouverture près de ses murs d'où jaillissaient deux langues argentées, longues de vingt à trente mètres, reliant la source des montagnes aux eaux de la Moratcha".
     -"Le prince Némanitch, pris par la beauté du site, donna libre cours à ses émotions, en faisant élever un édifice qui n'a pas d'égal au Monténégro, et qui serait considéré partout ailleurs, même dans les pays les plus riches et les plus développés, comme un véritable joyau aussi bien par sa beauté absolue que par sa valeur réelle à la fois artistique et historique".
(Page 28) (Au Monténégro (1890-1891), Prague, 1892).

B. B. L'architecture du monastère:
     8. Gabriel Millet, grand byzantiniste français:
    "L'église est haute, les proportions sont belles [...]. La coupole claire isole les deux masses d'ombre où se noient les voûtes de la nef, tandis que sur les côtés, au-dessus des ailes du transept, tous les plans sont baignés de lumière. Les Byzantins évitaient les nervures pour donner à toutes leurs voûtes une lumière égale. Les Serbes ont rompu cet équilibre, ils ont voulu plus d'effet".
(Page 20) (Etude sur les églises de Rascie in L'Art Byzantin chez les Slaves. Les Balkans, Paris, 1930).

     9. Srétène Petkovitch, historien d'art serbe:
     -"L'éclairage réussi de l'église de la Moratcha témoigne de la faculté de l'architecte de modeler adroitement l'espace. Le beau narthex monumental, aussi haut que le naos, n'a d'égal dans l'architecture serbe du XIIIe siècle que celui de Sopotchani. Mais le naos avec l'espace qu'occupe le sanctuaire, n'est pas en reste non plus. Cette partie centrale, divisée en transept et en travée pour les besoins liturgiques, est réunie harmonieusement dans l'espace au-dessous de la coupole. Les formes architecturales dans cette partie du temple s'élèvent rythmiquement pour s'achever par une coupole spacieuse et bien éclairée, telle une couronne"…
    -"Souvent à juste titre on met l'accent sur cette image de saint Elie près du torrent Kérit dans le désert. Le rapport brillamment accordé entre la représentation du prophète et celle de l'arrière-fond rocheux, savamment composé par les diagonales dans l'espace et en particulier par l'attitude puissamment expressive de l'homme plongé dans ses pensées, ont rendu cette fresque si célèbre qu'elle est devenue incontournable dans tout travail, fût-il le plus condensé, traitant de l'ancienne peinture serbe".
(Pages 20, 22, 25) (Moratcha (avec le résumé en anglais), Belgrade, 1988)

 B. C. La fresque de saint Elie de Moratcha
     10. Nikolaï Okunev, un autre byzantiniste éminent:
     -"Ce remarquable cycle de la vie de saint Elie présente dans le domaine de l'iconographie un immense intérêt du fait qu'il apparaît comme le seul connu jusqu'à cette époque dans l'art monumental médiéval. Hormis les représentations uniformes du prophète Elie, en particulier dans la composition de la Transfiguration du Christ, l'épisode de sa vie que l'on a peint le plus souvent depuis les temps anciens, est celui de son Ascension. L'autre composition qui apparaît beaucoup plus tard, mais d'une façon infiniment plus rare, le représente en train d'être nourri par le corbeau".
     -"Le dessin précis et expressif, une écriture large et libre, les couleurs claires et légères sont des traits caractéristiques de cette peinture ainsi que d'autres réalisations de l'art serbe de cette période".
(Page 24) (Le monastère de Moratcha au Monténégro (en russe), in Byzantinoslavica, VIII, 1939-1946, Prague, 1947).

    11. Victor Lazarev, éminent byzantiniste russe de nos jours:
     "D'un dessin sûr et très belles par leurs couleurs légères et claires, les fresques de Moratcha trahissent la main d'un véritable maître qui connaissait bien les canons de l'art byzantin du XIIe siècle. En même temps, il est évident que l'artiste puise dans la tradition locale, car il a beaucoup de choses en commun avec l'un des maîtres ayant travaillé à Miléchéva. Mais il va plus loin que ses prédécesseurs. On sent déjà dans le développement de ses compositions dans l'espace, dans nombre de plans architecturaux de l'arrière-fond, dans l'attitude plus libre des personnages, l'esprit de l'art de la période suivante des Paléologues."
(Page 25) (Histoire de la peinture byzantine, Moscou, 1986).

     B. D. La valeur culturelle inestimable du monastère de Moratcha:
     12. Youdichtir Radj Isar, directeur du département du Patrimoine culturel de l'Unesco:
     "Bien que le monastère de Moratcha ne soit pas inscrit sur la liste du Patrimoine culturel mondial, il rayonne de tant de valeurs, religieuses, historiques et culturelles, qu'il faut le préserver pour le bien de tous."
(Page 83) (Réponse à la lettre de l'Association des écrivains de Serbie, adressée le 25 mai 1988).

     13. Dimitri Obolensky, Robin Cormack, Celia Hawkesworth, Anne Kindersley, Cyrille Mango, Steven Runciman, David Winfield, byzantinistes britanniques de l'Université d'Oxford, dans leur appel au gouvernement yougoslave et à l'opinion publique, paru dans le Times, le 21 mars 1989:
     "D'anciens monastères, Moratcha au Monténégro et Stoudénitsa en Serbie, sont élevés au bord de rivières dont les vallées seraient submergées si les travaux hydrotechniques envisagés y étaient effectués. Dans ce cas, Moratcha, avec son cycle de fresques du XIIIe siècle mondialement connu, se trouverait au bord d'un énorme lac artificiel, à peine quelques pieds au-dessus de la surface de l'eau. Le monastère serait en péril, de même que serait submergé le grandiose canyon de la Moratcha ...
     De nombreux Yougoslaves s'opposent à ce projet. Il est temps que se fassent entendre leurs amis étrangers soucieux de la préservation du patrimoine naturel et culturel du pays. Nous demandons aux autorités yougoslaves de reconsidérer les projets et d'en examiner des alternatives avant que les dégâts irréparables ne soient faits aux monastères de Moratcha et de Stoudénitsa qui sont une partie non négligeable de notre patrimoine européen commun".
(Page 85)

     14. Eugenio Lari, directeur de la Banque Mondiale pour l'Europe:
     "Nous savons que le projet proposé rencontre une forte opposition de la part des défenseurs de l'environnement et d'autres éléments, en Yougoslavie et ailleurs. Certains de mes collaborateurs qui ont visité le canyon et le monastère de Moratcha, m'ont également informé de leur spectaculaire beauté et de leur importance pour le patrimoine de cette région. Par conséquent, je puis vous assurer que la Banque Mondiale est très sensible aux considérations que vous avez soulevées."
(Page 87) (Lettre à Komnen Becirovic, publiée dans bimensuel Barske Novine, mai-juin 1990, reproduit dans Défense de la Moratcha contre le déluge, Cetinje 2002, page 259.)

C. La Moratcha dans l'Histoire: une épopée:
C. A. La voix des ecclésiastiques:

    
1. Le témoignage de Paul Rovinsky:
     "Durant la dernière guerre, Mehmed-Ali pacha marcha, le 11 juin 1877, avec trente mille hommes et une puissante artillerie sur la Moratcha pour la détruire, et se diriger ensuite vers la plaine des Biélopavlitchi afin d'y faire jonction avec l'armée de Suleyman pacha; mais il subit une cruelle défaite en vue du monastère. Le courage et l'habileté de l'higoumène du lieu, l'archimandrite Mitrophane (devenu aujourd'hui métropolite du Monténégro), qui sut insuffler le même esprit à ses guerriers, firent échouer le plan funeste de l'un des meilleurs généraux ottomans et sauva la Moratcha de la destruction et son sanctuaire d'une profanation mortelle."
(Page 43) (Le Monténégro dans le passé et dans le présent, Saint-Pétersbourg 1888, 1897).

     2. Le patriarche serbe Gavrilo, natif d'un village de Moratcha, s'exprime, en 1946, sur les malheurs que venait de vivre l'Europe et le peuple en particulier, victime de eux fléaux totalitaires, fascisme et communisme:
     -"Le corps sans âme n'est que de la poussière; l'homme sans coeur n'est qu'un cadavre ou un monstre. C'est parce qu'il aura été sans âme ni coeur et sans aucune espèce de morale humaine que notre adversaire, dans l'éclipse de sa raison, ne comptant que sur la force brutale, a pu commettre tous ces crimes et meurtrir notre continent [...]. Aujourd'hui l'Europe soupire et pleure sur les ruines de sa Jérusalem dévastée [...].
     De grands maux continuent de frapper notre peuple et notre église martyrs, les meules de l'enfer ne cessent de tourner pour les broyer. La vie de notre peuple est enveloppée de ténèbres dans lesquelles s'accomplissent des crimes effroyables. Notre patrie offre le spectacle d'un terrible calvaire où l'on crucifie sans se soucier ni de conscience, ni de la justice, ni d'aucune sorte d'humanité. Il semble que le martyre soit le prix de la vérité, comme le dit le grand Dostoïevsky".    
    -"Nous savons qu'aux ténèbres de la nuit succédera la lumière du jour et le soleil qui dissipera les sombres nuées couvrant le ciel. Nous sommes convaincus que c'est par les épreuves que l'on acquiert la grandeur et la pureté de la vie.
     Nous ne devons nullement fléchir - ce serait perdre notre âme - car nous sommes dans la justice. Nous servons le bien et combattons le mal. La vérité chrétienne est notre arme, et la morale évangélique notre armure.
     Avec ces armes, nous apaisons nos inquiétudes, nous adoucissons nos souffrances, nous soulageons nos peines, nous guérissons nos blessures et nous chassons nos doutes. Là se trouve le trésor inépuisable de nos espérances".
(Pages 47,48) (Message pascal de 1946 adressé aux Serbes dans Mitar M. Djakovitch, L'Oeuvre du patriarche Gavrilo, (en serbe), Paris, 1983).

     C. B. La résistance du peuple de la Moratcha face à l'assaillant turc:
     3. Ami Boué rapporte la défaite des Turcs de Bosnie-Herzégovine ayant voulu soumettre la Moratcha:
     "En 1820, Djélaloudine pacha de Bosnie, avait fait enfin respecter les ordres de la Porte, en coupant force têtes ou en étranglant les récalcitrants. Cette opération difficile achevée, il voulut aussi essayer de soumettre le Monténégro, et envoya à cet effet une armée dans la vallée de la Moratcha. Les Monténégrins attirèrent leurs ennemis dans des défilés de cette partie de leur territoire, les y attaquèrent et les vainquirent."
(Pages 37-38) (La Turquie d'Europe, Paris, 1840).

     4. Georges Frilley et Jean Wlakhovitch, coauteurs d'un excellent ouvrage sur le Monténégro, apportent des précisions sur la bataille de la Mortcha:
     "En 1820, le vizir de Bosnie, Djélaloudine pacha, après avoir apaisé sa province insurgée, songea à soumettre le Monténégro, et il envoya dans la Moratcha un de ses lieutenants à la tête de douze mille hommes. Cette armée commença par dévaster la Moratcha supérieure (17 septembre) et de là s'élança sur la Moratcha inférieure qui allait subir le même sort, quand les Moratchanis et les Pipéris réunis, après avoir été repoussés une première fois, furent rejoints par les Biélopavlitchis et les Péchivtsis, et tous ensemble parvinrent à cerner l'ennemi. Celui-ci tenta alors de revenir sur ses pas; mais il avait à franchir des défilés fortement occupés par les Monténégrins, et, près des sources de la Moratcha, écrasé du haut des crêtes qui le dominaient, il perdit quinze cents hommes, douze cents chevaux et de nombreux prisonniers".
(Page 38) (Le Monténégro contemporain, Paris 1888).

D. Le patrimoine littéraire:
D. A. La poésie dans l'histoire du peuple serbe:

     1. Adam Mickiewicz, le plus grand poète polonais:
     -"Après la chute du royaume serbien, lorsqu'il n'y avait plus dans la Serbie ni roi, ni partis politiques, ni livres, l'histoire est refaite par la poésie".
     -"Le principal siège de composition poétique des Serbiens était le pays des montagnes, le Monténégro, la Bosnie, l'Herzégovine. C'est là qu'a pris naissance la poésie héroïque, répétée ensuite par les peuples de la plaine."
(Pages 63, 65) (Les Slaves, Histoire et littérature des nations slaves, polonaise, bohème, serbe et russe. Cours professés au Collège de France en 1840-42, Paris, 1866).

     D. B. Le poème intitulé Le Mariage de Maxime Tsernoyévitch:
     2. Paul Rovinsky:
     "Les deux meilleurs et les plus grands poèmes, Le Mariage de Maxime Tsernoyévitch et Banovitch Strakhinia, Vouk Karadjitch les a entendus de Miliya Moratchanine de Kolachine".
(Page 57) (Le Monténégro dans le passé et dans le présent, Saint-Pétersbourg 1888, 1897).  

     3.  Johan Wolfgang Goethe:
     "De l'excellence du poème, je n'ai besoin de rien dire; il est unique et merveilleux et, comme tout vrai poème, contient toute la poésie".
(Page 58) (cité d'après Camille Lucerna, Montenegros bedeutendstes Heldenvolkslied. Die Hochzeit des Maxim Crnojevic, Zagreb 1911).

     4. Ferdinand d'Eckstein:
     "Cette composition se distingue par une gigantesque force tragique, par la profondeur des émotions douloureuses qu'elle excite".
(Pages 59-60) (Chants du peuple le serbe, in Le Catholique, février 1826, juin 1826).

     5. Adam Mickiewicz:
     - Après avoir déclaré qu'il s'agit du plus beau poème qui existe en langue serbienne, Mickiewicz poursuit:
     "Il serait difficile de trouver chez aucun peuple une oeuvre poétique de ce genre aussi achevée, aussi bien conduite dans tous les détails que le poème sur le mariage du fils d'Ivan".
     -"Tous les critiques qui examinèrent ce poème sont d'accord pour y trouver un singulier caractère de calme, de retenue, et de sagesse, même là où le personnage parle avec passion".
(Page 61) (Les Slaves, Histoire et littérature des nations slaves, polonaise, bohème, serbe et russe. Cours professés au Collège de France en 1840-42, Paris, 1866).

     6. François Lenormant, orientaliste et historien français du Monténégro:
   «[Le mariage de Maxime Tsernoyevitch] est la plus développée et la plus belle des rhapsodies historiques contenues dans le recueil de Vouk Karadjitch", ainsi que "le plus connu des chants slaves en Occident".
(Page 62) (Deux dynasties françaises chez les Slaves du Sud aux XIVe et XVe siècles, Paris, 1861).

     D. C. Le barde Trébiéchky, conscience du Monténégro sous la terreur communiste révolutionnaire:
    7. "De quelle justice parlez-vous, homicides, vous qui laissez derrière vous des traces sanglantes sur les chemins du Monténégro?..."
    "Qu'il chantât des personnages ou des événements célèbres, tels la bataille de Kossovo, Marko Kralévitch, le héros national serbe, ou le roi Alexandre et sa mort à Marseille, en 1934, ou bien les accidents qui survenaient aux gens simples, comme la mort d'un jeune Moratchanine dans l'affrontement avec des contrebandiers albanais, il savait ennoblir, élever le sujet, donnant à un accident la plénitude de l'événement."
(Pages 49, 50)

E. Le patrimoine paléoanthropologique:
     1. Dragoslav Sréyovitch, célèbre archéologue serbe, découvreur de la civilisation de Lépenski Vir au bord du Danube:
     -"Des recherches archéologiques contemporaines ont démontré que le berceau de certaines civilisations préhistoriques se trouvait, non pas dans des plaines, comme ce devait être le cas plus tard, mais dans les canyons et les vallées encaissées des montagnes. [...] Il me semble que nous sommes en présence d'un phénomène analogue dans la vallée de la Moratcha". (Page 70)
     -"Nous avons découvert dans la grotte de Gradina beaucoup d'outils en pierre qui, hormis les caractéristiques déjà connues, en offrent des nouvelles. Nous avons également trouvé à côté d'un foyer un amas d'ossements d'ours des cavernes et d'un bison -- des bêtes de taille gigantesque de la période glacière, qui ont disparu.
     Nous espérons, cependant, trouver des restes d'hommes. Je présume qu'il pourrait s'agir d'une variante de l'homme remontant à l'époque neandertalienne qui a été décisive dans la formation de l'homo sapiens, homme actuel. Nous ne savons pas si l'homme d'aujourd'hui est l'aboutissement des diverses variantes de l'homme de Neandertal, ou bien s'il en est un rameau indépendant. En fait, nous ignorons si nous sommes les descendants ou les héritiers du néanderthalien. Je pressens que la poursuite des fouilles dans le canyon de la Moratcha pourrait contribuer à éclaircir ce mystère."
(Page 71) (Les secrets du canyon de la Moratcha, Politika, le 15 mai 1988, reproduit dans  Défense de la Moratcha contre le déluge, pages 108-110)

     2. Olivéra Jijitch de l'Institut Archéologique du Monténégro et proche collaboratrice du regretté professeur Sréyovitch:
     "D'importants résultats obtenus lors de nos fouilles dans des cavernes de la Moratcha constitueraient pour toute société civilisée une obligation de mettre sous la protection, dans l'intérêt de la science, non seulement les sites en question, mais l'ensemble du canyon qui, par ses propriétés géomorphologiques, présente une création tout à fait unique de la nature."
(Page 71) (L'hebdomadaire zagrebois Vjesnik, le 22 mai 1988, reproduit dans Défense de la Moratcha contre le déluge, page 112.)

     3. Cérès Wissa Wassef, historienne d'art et égyptologue, experte de l'Unesco, instruite par le triste sort de monuments de l'ancienne Egypte qui ont souffert de la proximité du lac d'Assouan:
     "Ne laissez à aucun prix l'eau s'approcher de vos monuments!"
(Page 86)  (Le quotidien belgradois Politika, le 14 avril 1988, reproduit dans Défense de la Moratcha contre le déluge, page 104).


La Moratcha dans son canyon de toute éternité,
l'aspect futur du canyon submergé de la Moratcha,
le canyon de la Mertvitsa, également condamné au déluge


Paysages de Moratcha: vue des environs de la source de la Moratcha aux pieds de falaises, la limpide Moratcha au chant immémorial, vue des forêts et des monts escarpés de la Moratcha

Le monastère de Moratcha dans son site naturel de toujours,
l'aspect  futur du monastère Moratcha avec son site submergé par un lac artificiel,
l'église de la Dormition de la Vierge (1252)
Vue d'ensemble du monastère Moratcha,  la célèbre fresque Saint Elie au dèsert,  dans l'église pendant l'office
Iris pseudopalida, Pinus hedereichii,
Teuicrium arduini  parmi des Innombrables plantes endémiques dans le canyon de la Moratcha
Le canyon de la Moratcha comme inspiration du grand peintre monténégrin Vouko Radovitch
Le canyon de la Moratcha comme inspiration de Nikola Vouyochévitch,  une autre grande figure de la peinture monténégrine de notre époque

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      Pour toutes ces raisons et bien d'autres, il est évident que la réalisation de  l'ancien projet échoué, repris par le gouvernement monténégrin actuel, de centrales hydrauliques, comportant la construction de hauts barrages et la formation de lacs artificiels dans la vallée de la Moratcha, constituerait une grave atteinte à la nature et à la civilisation dans cette partie de l'Europe. Par conséquent, il faut renoncer à ce projet néfaste et, les ressources hydro-énergétiques du Monténégro étant considérables, lui en substituer un autre ou plusieurs autres dont la réalisation serait beaucoup plus rentable et nullement dommageable à l'environnement et au patrimoine. Si bien que la Moratcha avec ses canyons grandioses, avec sa rivière pure et limpide au chant immémorial, avec sa végétation unique sur la planète, avec ses sites paléoanthropologiques abritant plus d'un secret de nos lointains ancêtres, avec son sanctuaire de l'époque médiévale, avec son épique héritage historique puisse être préservée et inscrite au patrimoine universel sous la protection de l'Unesco.

Paris, mars 2010.

KOMNEN BECIROVIC