L’indépendance du Kossovo consacrerait l’arbitraire le plus noir et ouvrirait la voie aux divers séparatismes

Jean-Michel BERARD

Lettre ouverte à M. Pierre Moscovici,
Vice-président du Parlement européen

Le 28 et 29 mars 2007, le Parlement européen a approuvé par 319 voix contre 268 le rapport sur l’avenir du Kosovo et le rôle de l’UE présenté par M. Joost Lagendijk (1). Ce rapport est une  proposition de résolution du Parlement européen qui valide les conclusions de M. Martti Ahtisaari, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour les pourparlers sur le statut final de la province serbe. Le diplomate finlandais préconise pour Pristina une forme d’indépendance à souveraineté limitée. Savourez l’oxymore… M. Ioannis Kasoulides, eurodéputé chypriote affilié au Parti Populaire Européen, s’est insurgé contre cette nouvelle notion. «Un pays indépendant est entièrement souverain, ou bien il n’est pas indépendant». Tout ceci prêterait à sourire si  les 14 pages du rapport Lagendijk, malgré leurs dénégations (notamment paragraphe 3 p.5) ne représentaient pas une violation caractérisée, presque à chaque alinéa, de la Charte des Nations Unies relative à la souveraineté des Etats, de l’Acte final d’Helsinki de 1975 sur l’intangibilité des frontières des pays européens, et de la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations Unies du 10 juin 1999 qui se réclamait justement du traité d’Helsinki pour réaffirmer la souveraineté de Belgrade sur le Kosovo et le maintien de ses frontières.

Mais les eurodéputés français ont voté en faveur de ce texte! Je frémis d’avance aux implications qu’il ne va pas manquer d’entraîner. Faut-il accuser l’ignorance de nos représentants? Non, M. Moscovici, je ne vous laisserai pas vous en sortir à si bon compte. Vous, vous savez.

Le rapport commence (paragraphe B, p.3) par justifier l’agression de la Yougoslavie par l’OTAN en contorsionnant la chronologie des événements pour les faire coller à sa thèse. L’Alliance atlantique serait intervenue pour empêcher une expulsion massive de la population civile. C’est inexact: vous permutez les causes et les conséquences. Il n’y avait que 2.000 personnes déplacées avant le 23 mars 1999, et en quelques jours, après le début des bombardements, un million d’Albanais du Kosovo s’enfuirent ou furent expulsés de la province par les forces armées serbes. Cinq jours seulement avant la guerre, le 19 mars 1999, une note du Ministère allemand des Affaires étrangères classée «très confidentielle» concluait que la répression serbe n’était pas dirigée contre les Albanais en tant que groupe ethnique, mais contre les membres de l’UCK et ceux qui les soutiennent. (2) Ce qui change tout: il ne s’agissait plus de purification ethnique mais de légitime défense d’un Etat souverain face à une guérilla séparatiste. Cette note mettait justement en garde contre une initiative militaire occidentale qui risquait d’attirer des représailles contre la population civile albanaise. Et c’est précisément ce qui arriva.  Les conséquences, que votre rapporteur refuse obstinément de nommer « guerre », ce furent soixante dix-huit jours de bombardements. Quinze mille tonnes de bombes larguées sur tout le pays, dont des munitions à l’uranium appauvri pourtant interdites par la Convention de Genève, démenti flagrant à vos prétentions humanitaires. Votre non-guerre, en violant la Charte de l’ONU, celle de l’OTAN, la Convention de Vienne, de Genève, d’Helsinki, et accessoirement notre propre Constitution française, ouvrait également la voie à l’unilatéralisme tel que les Américains le pratiquent en Irak. Ceux-là mêmes qui le dénoncent aujourd’hui oublient opportunément de rappeler qu’ils ont été les initiateurs zélés du précédent.

Vous traitez la Serbie comme si elle était toujours sous la poigne de Slobodan Milosevic. Dois-je vous rappeler qu’il a été chassé du pouvoir en octobre 2000 et est à ce jour décédé? La Serbie est un Etat parfaitement démocratique, et malgré le marasme économique dans lequel se débat le pays, paria de votre «communauté internationale» l’on vit bien davantage en sécurité à Belgrade qu’à Pristina. Depuis huit ans, le Kosovo est dissocié de la Serbie et les lendemains radieux du pluriethnisme que vous nous aviez promis s’y font toujours attendre. Qu’est-ce qui vous permet de supposer que dans ce domaine, l’indépendance fera ce que huit années de protectorat onusien n’ont réussi à établir? Avec votre «société tolérante et non ségrégationniste» (alinéa D, p.4) vous vous gargarisez de mots, d’un optimisme de commande digne de l’ère Brejnev. Au Kosovo, la partition ethnique est une réalité. Songez que les Serbes, actuellement, ont une telle frayeur de l’indépendance que vous appelez de vos vœux, qu’ils exhument leurs morts et les emportent dans ce qui reste de Serbie. Après l’indépendance, si vous parvenez à empêcher la sécession des enclaves du nord de la province, vous aurez pour les Serbes au mieux des réserves indiennes, au pire des ghettos. Compte tenu de votre histoire familiale, comment pouvez-vous cautionner cela?

Quelle ironie que d’arracher à la Serbie 15% de son territoire pour en faire un Etat indépendant sur des critères ethniques (vos fameux 90% d’Albanais et 10% de Serbes, formule qui n’est pas sans rappeler le lâche abandon  de l’Europe de l’Est par Churchill à Yalta), en vous échinant parallèlement à maintenir une Bosnie-Herzégovine unitaire qui n’a plus de multiculturel que le vernis, depuis que les trois communautés qui la composent ont voté pour les camps nationalistes et se tournent ostensiblement le dos!

Vous validez (alinéas E, F et G, p.4) les propositions de Martti Ahtisaari d’indépendance du Kosovo en renvoyant dos à dos les deux parties dont les positions se seraient radicalisées. En fait, vous punissez Belgrade pour les travers de Pristina. La Serbie a proposé pour le Kosovo «tout sauf l’indépendance». Quel pays d’Europe laisserait une telle latitude à l’une de ses régions? Les déclarations radicales, ce sont chez les Albanais du Kosovo que vous les trouverez, eux qui ne conçoivent rien d’autre que la sécession. De plus, c’est le non respect de la Résolution 1244 par l’OTAN et la mission des Nations Unies (la MINUK), notamment sur le plan monétaire, mais aussi de l’administration et la garde des frontières, qui a rompu les liens entre la capitale et sa province. Comment à présent prendre prétexte de cette rupture pour la rendre définitive ? Comment arguer (paragraphe J, p.4) du manque de confiance entre les communautés et de l’instabilité de la situation pour proposer la fuite en avant? Surtout qu’un peu avant, (paragraphe I, p.4) vous admettez que « les relations entre le Kosovo et la Serbie doivent, étant donné l’étroitesse des liens culturels, religieux et économiques, être renforcées ». Quel raisonnement absurde! D’abord vous dressez une frontière entre la province serbe et le reste du pays, puis vous appelez Pristina et Belgrade à renforcer leurs liens par-dessus vos barbelés!

Votre rapporteur se félicite (paragraphe 8, p.6) de la proposition de Martti Ahtisaari qui dessine «les contours d’une large autonomie pour les communautés serbes et autres comportant un degré substantiel d’autonomie municipale». En clair, vous préconisez l’indépendance pour la province, et l’autonomie pour les municipalités serbes de la province. Pousser le morcellement à l’extrême, balkaniser les Balkans, quel programme! On retrouve là l’esprit de la Commission Badinter, lorsque durant l’hiver 1991-1992, cette brochette d’apprentis sorciers, non contente de se hâter de signer l’acte de décès d’une Yougoslavie encore vive en ouvrant la voie à l’indépendance des républiques séparatistes de Slovénie et de Croatie, a étendu ses largesses à l’ensemble des républiques de la fédération, précipitant la Bosnie-Herzégovine dans l’enfer que l’on sait. Réservez-vous, M. Moscovici, le sort de la Bosnie aux malheureuses populations du Kosovo? Ou bien est-ce pour sa position stratégique, le seul aveu sincère du rapport Lagendijk (paragraphe L p.4) que vous souhaitez prolonger le chaos, prétexte à une présence militaire occidentale? Pourquoi êtes-vous si pressé (alinéa 1 p.5) d’enterrer la Résolution 1244 qui disait le droit?

Dans un étrange esprit démocratique, le rapport appelle de ses vœux (alinéa 4 , p.5) l’établissement d’un gouvernement pro-européen en Serbie. Il faut être bien cynique pour s’étonner du score qu’enregistre l’extrême droite à Belgrade, car là encore, c’est l’effet miroir de votre attitude à l’égard du peuple serbe : le mépris appelle le mépris. Quelle autre choix laissez-vous aux Serbes dont vous mutilez le pays? Après lui avoir arraché le Kosovo, cajolerez-vous la sécession des Albanais de la vallée de Presevo, des Musulmans du Sandjak de Novi Pazar, des Hongrois de Voïvodine? Lorsqu’il ne restera plus de la Serbie qu’un carré de légumes, que croyez vous qu’il adviendra? Jetterez vous encore l’opprobre sur les Serbes déterrant leurs fusils pour défendre les restes de leur maison commune?

A l’alinéa 34, p.10, M. Lagendijk invite « les pays voisins à respecter les frontières existantes ». Faut-il que l’Europe craigne l’Anschluss du Kosovo et d’une partie de la Macédoine à l’Albanie, pour qu’elle interdise à ces pays ce qu’elle s’autorise elle-même de faire: trancher dans le vif d’un Etat souverain, membre de l’ONU. Imaginez un seul instant le même scénario en France, M. Moscovici. La Bretagne, la Flandre, l’Alsace, le Pays Basque, l’Occitanie, la Catalogne, la Corse réclamant une «indépendance à souveraineté limitée»… Impossible? Et pourquoi, puisque vous avez ouvert la boîte de Pandore? Pensez-vous être crédible dans les cités-ghettos de nos banlieues lorsque vous mettez la citoyenneté en avant en France, tandis que vous brandissez l’ethnie à Bruxelles? Il faut choisir: c’est la République, ou le communautarisme. Le second n’est pas soluble dans la première…

Vous connaissez le proverbe roumain: quand la maison du voisin brûle, fait provision d’eau. Quel signal adressez-vous à ce membre de l’UE, qui siégeant à Bruxelles depuis à peine quatre mois, assiste ébahi dans l’enceinte du Parlement européen au dépeçage de son voisin, alors que Bucarest, avec 1.620.000 citoyens de souche hongroise concentrés en Transylvanie, abrite aussi en son sein son propre Kosovo ? Puisque vous mettez en péril son équilibre, comment vous étonner des prodigieux résultats du tribun d’extrême droite Corneliu Vadim Tudor, qui entend «gouverner le pays à la mitrailleuse»? De la montée fulgurante de l’euroscepticisme dans ce pays qui a pourtant consenti des sacrifices considérables, depuis la chute de Ceausescu, pour rejoindre l’UE? Ne craignez-vous donc pas de voir la Roumanie dériver à nouveau vers «des années égarées», en bottes et chemises vertes? (3) Je lis quotidiennement plusieurs titres de la presse roumaine, M. Moscovici. Je connais donc votre implication personnelle dans l’adhésion de Bucarest à l’UE. Vous connaissez sa situation, et les craintes qui ont prévalu à son vote négatif du rapport Lagendijk, aux côtés de la Grèce, la Bulgarie, Chypre, la Slovaquie et l’Espagne. Pourquoi n’avez-vous pas daigné répondre à la proposition originale et constructive d’Adrian Severin, eurodéputé roumain, et socialiste comme vous?

Pourquoi ne tenez-vous aucun compte des griefs de ces pays opposés à votre plan? Certes Athènes et Bucarest sont des alliés traditionnels de Belgrade. Mais laisser croire que la Roumanie, la Bulgarie et la Grèce n’ont voté que pour des raisons de bon voisinage avec la Serbie est très insuffisant et vous le savez. Que pensez-vous que la minorité turque de Bulgarie (10% de la population), déjà bien turbulente, va faire à présent? Allez-vous aussi charcuter les frontières bulgares, lorsque les autorités de Sofia réprimeront brutalement les aspirations séparatistes de leurs populations turcophones? L’éclatement prévisible de la Macédoine, où un habitant sur trois est albanais, ne risque-t-il pas de faire tache d’huile du côté grec? Athènes n’a-t-elle pas de raisons valables de contester votre approche du problème kosovien, elle qui a toujours en mémoire le douloureux traumatisme du désastre de Smyrne, lorsqu’en 1922, 1.500.000 Grecs d’Asie mineure furent rejetés à la mer par les Turcs, qui effaçaient ainsi 2.500 ans de présence hellénique de l’autre côté de la Mer Egée?

Et l’infortunée Chypre qui vit sous la menace permanente d’Ankara laquelle nie jusqu’à son existence, sait mieux qu’aucun autre, depuis Nicosie, la dernière capitale divisée d’Europe, ce que signifie la partition ethnique d’un pays. Etes-vous donc surpris que deux eurodéputés chypriotes aient pris la parole pour s’opposer avec force à votre rapport? Leur intervention était-elle purement chimérique?

Chimérique aussi, l’attitude de la Slovaquie, travaillée au corps par sa population d’ascendance hongroise (10% de la population)? Chimérique enfin, le comportement de l’Espagne, qui joue sa survie pour contrer les inexorables forces centrifuges qui détachent peu à peu ses provinces, le Pays Basque, la Catalogne, et l’Andalousie? Cautionner l’indépendance du Kosovo, c’est valider le sort des armes. C’est céder à la loi du plus fort, celle de la jungle, laquelle on le sait, n’a rien à voir avec le droit. Vous prétendez que votre Europe est un gage de paix pour l’avenir, or ce sont de redoutables germes de guerre qu’elle est en train de semer.

L’œil fixé sur le Kosovo, vous en oubliez qu’il est une province de la Serbie, et que c’est au niveau de ce pays qu’il faut examiner qui est majorité et qui est minorité. Les Serbes du Kosovo ne sauraient être une minorité dans leur propre pays. Si l’on raisonne à l’échelle de la Serbie, ce sont les Albanais, principalement établis au Kosovo, qui avec 17% de la population nationale, sont une minorité.

Le Kosovo est, qu’on le veuille ou non, l’une des plus fortes concentrations d’art médiéval religieux au monde. Pour m’y être rendu, avant la tragédie qui a ensanglanté la région, j’ai pu constater de mes yeux ce que signifient 1370 sanctuaires disséminés sur un si petit territoire. Le nom officiel de la province, Kosovo et Métochie, toujours escamoté dans nos médias, ne l’est pas par hasard:  Kosovo est le génitif de Kos, un mot serbe qui signifie «merle», et Métochie qui dérive du grec Metohos, désigne un territoire rattaché à  un monastère. Certains de ces monastères, comme Gracanica ou Decani, sont classés au Patrimoine Mondial de l’Humanité par l’UNESCO. Depuis le début de la tutelle onusienne, en juin 1999, plus de cents édifices religieux, dont certains majeurs, du XIIIème ou XIVème siècle, ont été pulvérisés par des extrémistes albanais. Lorsqu’en Afghanistan, les Talibans ont dynamité les Bouddhas de Bâmyân, classés au Patrimoine Mondial de l’Humanité par l’UNESCO, le tollé a été général pour dénoncer la barbarie et l’obscurantisme. Lorsque «les Talibans d’Europe» dynamitent un monastère orthodoxe du XIIIème siècle au Kosovo, votre silence est éloquent… Compulsez donc le magnifique ouvrage de Gojko Subotic, «Terre sacrée du Kosovo» (Editions Thalia, 2006). Ouvrez-le à la page de l’église de la Mère-de-Dieu de Ljevisa, à Prizren, daté du XIVème siècle. Regardez bien ses lignes, ses fresques d’une émouvante beauté. Il n’y a plus que là que vous pourrez encore les admirer. L’édifice a été incendié et détruit par les Albanais lors des «événements de mars 2004», ainsi que les désigne  pudiquement votre rapporteur, (alinéa C p.4) trop effrayé d’employer le mot juste: pogroms. En ce même mois, le village serbe de Svinjare a été vidé de ses habitants, pillé avant d’être entièrement brûlé par les Albanais sous le regard impassible des soldats français de la KFOR. Et c’est à ces gens-là que vous souhaitez accorder l’indépendance! Pour les encourager dans leurs progrès démocratiques, sans doute?

Vous qui avez si durement critiqué le Président François Mitterrand pour avoir frayé avec René Bousquet, l’un des rouages de la Solution finale, n’êtes-vous pas gêné de côtoyer Agim Ceku, lequel, avant de devenir Premier ministre du Kosovo, fut un ancien barbouze de l’armée croate qui s’est illustré en Krajina par ses atrocités, avant de commander les bandes d’écorcheurs de l’UCK et d’être poursuivi pour crimes de guerre commis entre 1995 et 1999? Car malgré la présence de milliers de soldats de la KFOR, les enlèvements et les assassinats sont monnaie courante au Kosovo, et les Serbes n’en sont pas les seules victimes: ce sont tous les non-albanais, Roms, Juifs, Gorans, Ashkalis qui sont menacés. (4)

Vous qui vous dites socialiste, n’êtes-vous pas gêné de vous retrouver dans la lâcheté intéressée de l’Europe que le grand Jaurès dénonçait dans des circonstances similaires voici plus d’un siècle? (5) Le silence complaisant des médias occidentaux ne vous embarrasse-t-il pas?

«La solution apportée au Kosovo ne créera pas de précédent dans le droit international», dites-vous. Les circonvolutions des paragraphes 6 p.6 et 2 p.11 sont autant de prodigieuses acrobaties juridiques. L’on devine l’embarras du rédacteur, qui a certainement du répéter longuement son numéro d’équilibriste, mais hélas, sans conviction : tous vos postulats ne peuvent masquer les faits bruts. Comment procéderez-vous pour empêcher le précédent? Au nom de quoi refuserez-vous aux Albanais de Macédoine (c'est-à-dire 30% de la population macédonienne) ce que vous avez concédé aux Albanais de Serbie (17% des habitants)? Que direz-vous aux Hongrois et Sicules de Transylvanie qui ont multiplié, depuis l’an dernier notamment, les actions politiques agressives, les referendums illégaux sur l’autonomie d’un Territoire sicule couvrant environ trois départements roumains? Ne comprenez-vous pas que le rapport Lagendijk abonde en leur sens, à eux qui enchaînent les déclarations et les manifestations provocantes à l’égard des symboles de l’Etat, arborent des brassards noirs en signe de deuil lors de la fête nationale roumaine, et dont une milice paramilitaire s’entraîne dans les Carpates?

Que ferez-vous face à la reconnaissance, sur la base du précédent kosovien, de la Transnistrie par le Kremlin, qui lie depuis longtemps le règlement des deux dossiers? De quelle marge de manœuvre disposera l’Europe pour s’opposer à une présence russe doté du plus grand arsenal militaire de notre continent, à Colbasna, dans cette enclave à sa porte?

Le Kosovo est cadastralement serbe à plus de 58%. (6) C’est une réalité totalement passée sous silence dans le rapport de Joost Lagendijk. Comment allez-vous ménager le droit imprescriptible à la propriété privée (Article 17 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme) avec l’indépendance d’un Kosovo albanais qui spolie les Serbes dans le berceau même de leur nation ? Vous avez appuyé le retour des Albanais chassés de chez eux, mais le sort des non-albanais, Serbes, Roms, Ashkalis, Juifs, Gorans, qui n’ont eu d’autre choix que la valise ou le cercueil vous indiffère. En huit ans, rien n’a été fait pour leur retour. Votre prétendue société multiethnique porte surtout la marque des Droits de l’Homme multistandards.

Le vote du rapport Lagendijk au Parlement européen s’est fait précipitamment, par crainte d’être doublé. Votre rapporteur a lui-même reconnu que deux jours plus tôt, Martti Ahtisaari avait obtenu l’appui du Secrétaire général de l’ONU pour son plan. Le suivisme et la fuite en avant comme ligne politique, voilà qui n’est pas très glorieux. Le courage politique, c’est au contraire savoir dire «non» même lorsque tout le monde dit «oui». Affirmer ses convictions même – et surtout - si elles vont à l’encontre des positions dominantes.

Votre histoire familiale vous relie à la ville roumaine de Braïla, grand port danubien et patrie de Panaït Istrati. C’est un héritage dramatique, douloureux, qui vous donne une responsabilité particulière, et supplémentaire. Vous êtes un eurodéputé français, que n’affirmez-vous depuis l’hémicycle strasbourgeois, les valeurs de notre pays, où les citoyens sont égaux en droits et en devoirs, quelles que soient leurs origines ou leurs religions? Ne seriez-vous pas devenu, pour paraphraser Panaït Istrati, la cloche fêlée de l’idée européenne, au point d’en perdre tout sens critique, jusque sur la question décisive du Kosovo? Dans ce cas vous comprendrez aisément que je repousse le rapport de M. Joost Lagendijk avec le même dégoût et la même indignation que votre Constitution européenne. C’est l’Europe des tribus que vous nous construisez, M. Moscovici. La dictature des minorités agissantes. Et je n’en veux pas, ni pour moi, ni pour mes enfants.

Depuis notre confort occidental, l’on peut s’accommoder de vos décisions irresponsables adoptées en notre nom, se dire « qu’il n’y a pas de fumée sans feu », que le Kosovo est de toute façon perdu pour la Serbie et que si le passé de la province fut incontestablement serbe et chrétien orthodoxe, son présent est tout aussi incontestablement albanais et musulman sunnite. On peut, en effet, fermer les yeux sur les pogroms anti serbes comme ceux de mars 2004, et sur le saccage irrémédiable d’un patrimoine artistique et religieux unique.

Ou bien l’on peut, en homme libre – mais y en a-t-il encore? – se dire que chaque homme que l’on tue, non parce qu’il a fait mais parce qu’il est, est une part de notre propre humanité qui s’en va, que chaque église qui est dynamitée au cœur de notre continent est une violence faite à notre propre église.

A l’heure où le statut final du Kosovo va se décider, c’est en tout cas tout le sens de mon engagement. J’avais espéré – bien naïvement sans doute - qu’il était aussi le vôtre…

Jean-Michel BERARD
Chroniqueur au mensuel B.I. Balkans-Info

(1) Parlement européen, rapport n° A6-0067/2007, disponible sur le site Internet http//:www.europarl.europa.eu/
(2) Jürgen Elsässer, La RFA dans la guerre du Kosovo, chronique d’une manipulation, Editions L’Harmattan, Paris, 2002, p.48 à 51

(3) Pierre Moscovici est le fils de Serge Moscovici, né en 1925 à Braïla, en Roumanie. Issu d’une famille d’origine juive, il fut exclu de son lycée par les lois antisémites, échappa de peu au pogrom de Bucarest en janvier 1941 par la Garde de Fer, milice fasciste roumaine, puis fut contraint au travail obligatoire jusqu’en 1944. En 1947, il quitta la Roumanie pour gagner Paris, où il devint le grand psychologue social que l’on sait. Serge Moscovici raconte cette odyssée dans ses mémoires, Chronique des années égarées, Editions Stock, Paris, 1997.

(4) Voir l’excellent documentaire en DVD de Michel Collon et Vanessa Stojilkovic, Les damnés du Kosovo, Bruxelles, 2000.

(5) Jean Jaurès, «Il faut sauver les Arméniens», Editions Mille et Une Nuits, Paris, 2006. Discours de 1896-1897.
(6) Ziua, («Le Jour», quotidien roumain de diffusion nationale), «Le Kosovo, propriété des Serbes»,  Bucarest, 8 janvier 2007.
Balkans-Infos n° 122, juin 2007

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