Haut modernisme et poésie de fin de siècle

La traduction est plus grand éloge que le plus beau des discours
L. Kostitch

La poésie serbe contemporaine offre un champ d'étude très vaste. Afin de pouvoir la rendre un tant soit peu accessible au lecteur français et/ou francophone, il a été inévitable d'effectuer un choix, d'y représenter un de ses échantillons uniquement, qui est, néanmoins, des plus authentiques, sinon l'ampleur de la tache traductrice dépasserait le cadre d'un simple panorama de poésie contemporaine prévu pour être présenté au sein d'une revue. Le souhait des traducteurs et rédacteurs de ce panorama est que le choix des poètes présentés puisse ouvrir de nouvelles perspectives quant à la réception de ce monde poétique aussi bien dans un cadre de recherches universitaires que dans la vie littéraire française. Ceux, parmi les écrivains, critiques et universitaires qui connaissent la littérature serbe contemporaine pourront certainement découvrir dans cet essai d'anthologie de nouveaux noms, de nouvelles poétiques et de nouvelles approches formelles dans le traitement du corps poétique. Toutefois, seul l'examen du temps dira si chacune des pièces formant ce choix de poésie s'inscrira dans la durée.
Un mot, avant d'aller plus en avant, à propos de la phonétisation effectuée et qui m'a paru, pour plusieurs raisons, s'être avérée nécessaire. Depuis 1918 et la création de ce qui, par la suite, sera nommé Yougoslavie, la langue serbe s'écrit aussi bien en cyrillique qu'en caractères latins. Ainsi, à la différence des noms propres venant du russe, du bulgare, du biélorusse ou de l'ukrainien, pouvons-nous aujourd'hui, parlant d'auteurs serbes écrire, par exemple, Ivo Andric ou Ivo Andritch, les linguistes préférant s'en tenir à la transcription en caractères latins en cours dans les milieux universitaires. Pour ma part - et je m'exprime en tant qu'écrivain - je propose une lecture conforme à sa phonétisation en français. De même, chaque nom de personne ou de lieu se trouvant dans un poème a été phonétisé. Il en allait d'une meilleure lisibilité et compréhension du texte, l'absence de police appropriée dans les traitements de textes français - je n'ai pas toujours eu à ma disposition de caractères latins avec des signes diacritiques spécifiés pour les phonèmes serbes - m'y ayant forcé. Si je n'avais pas opté pour ce choix, certaines rimes ou assonances se seraient perdues ici ou là. Irrémédiablement, un tel état du texte imprimé en aurait faussé la lecture, la réceptivité.
Il m'est apparu souhaitable de limiter ce choix d'auteurs à des écrivains dont la production littéraire débute dans les années soixante-dix pour pleinement s'épanouir dans les décennies suivantes. De même, cette chrestomathie (terme le plus exact pour cette présentation poétique) offre également un choix de poètes dont l'affirmation littéraire s'est effectuée au cours de ces dernières années. On peut ainsi avoir un aperçu du développement de la poésie serbe depuis les poétiques avant-gardistes des années soixante-dix jusqu'aux voix polyphones de la production littéraire actuelle.
Les poétiques présentes dans ce recueil participent de plusieurs courants littéraires. Néanmoins, ce qui caractérise tous les poètes de ce panorama est une excellente connaissance de la tradition littéraire serbe, de la poésie serbe moderne. Celle-ci va - comme le note si bien S. Tontitch dans son anthologie9 - des post-romantiques et symbolistes Voïslav Ilitch et Lazare Kostitch - précurseurs des temps nouveaux et des nouvelles rigueurs formelles - en passant par le fabuleux et troublant Vladislav Petkovitch Dis et les modernistes et l'art pour l'artiste Milan Rakitch, Alexa Chantitch et Yovan Doutchitch, des expressionnistes et avant-gardistes Milos Tserniansky, Antun Branko Chimitch, Tine Ouyévitch, Momtchilo Nasstassïévitch, Rastko Petrovitch et Rade Draïnats, de la poésie fortement imprégnée de mélodie romantique Brankovienne10 de Dessanka Maximovitch, à l'autre grande école - avec celle de Paris - du surréalisme européen, représentée par Douchane Matitch, Milan Dédinats et Oscar Davitcho ; de la deuxième vague moderniste après le combat acharné des écrivains de la fédération yougoslave sous tutelle communiste pour se libérer du carcan nommé "Réalisme socialiste" - combat symbolisé par deux recueils et deux écrivains, "L'Ecorce" de Vasko Popa et "88 poèmes" de Miodrag Pavlovitch - auxquels il faut rattacher le pur lyrique Stevan Raïtchkovitch ; à la figure mythique du néo-symboliste Branko Milkovitch et les poètes de sa génération ou ceux qui le précèdent de peu, Yovan Christitch, Borislav Radovitch, Miroslav Antitch, Milovan Danoïlitch, Lioubomir Simovitch et Ivan V. Lalitch. Voilà pour ce qui est de la tradition littéraire nationale dans laquelle s'inscrivent les poètes de cette chrestomathie. Il va sans dire qu'être poète aujourd'hui comprend également une excellente connaissance de la tradition poétique européenne et des grands précurseurs dans la poésie mondiale, ce à quoi fait implicitement référence S. Radoulovitch dans un des poèmes présentés dans ce recueil.
Plusieurs conceptions disparates se rejoignent ici pour offrir au corps poétique une richesse d'éléments formels inconnue des époques passées. Ainsi, plusieurs poétiques différentes se retrouvent souvent chez un seul et même auteur. Il en est ainsi du narratif et néo-lyrique chez N. Vouïtchitch, du recourt au mythe, si ce n'est à un discours métaphysique (souvent accompagné du souffle long) chez des poètes aussi différents que N. Jivantchévitch, S. Néchitch ou R. Stanivouk, d'un remarquable renouveau de la rime doublé d'une emprunte ironique effectuée dans un dialogue perpétuel avec la tradition chez M. Téchitch, de la poétique de rupture du langage qui caractérise les commencements littéraires ou certaines des pièces poétiques ici présentes de S. Radoulovitch, L. Blachkovitch, Z. Djéritch, I. Négrichorats, M. Orlitch. Poétique de l'ironie, du doute, d'une perpétuelle remise en question du matériau (la langue) grâce auquel prend corps l'œuvre même, le poème.
Cet incessant travail sur le renouveau de la langue est, me semble-t-il, un des trais fondamentaux de la poésie serbe de cette fin de siècle. En ce sens, il est de bon augure pour le siècle à venir. Renouveau de la langue, du vocabulaire, de la mélodie maternelle, de la graphie, mais aussi renouveau des thèmes et sujets abordés par les auteurs. Jeux transtextuels avec les grands thèmes, lieux, personnalités, noms et autres références classiques des lettres serbes, françaises (Baudelaire, Rimbaud) ou lettres occidentales de manière plus générale, comme c'est le cas chez D.J. Danilov (essai de réalisation du "Livre intégral", d'une "totalisation" de l'hypertexte en un souffle éclectique et baroque), R. Stanivouk, S. Néchitch, Z. Bognar etc. Poètes du dépouillement verbal (N. Grouïtchitch, J. Nikolitch, S. Radoulovitch, V. Karanovitch, M. Pétritchévitch, B. Lazitch) souvent doublés d'une veine néo-lyrique dont la tradition remonte à A. B. Chimitch et M. Nasstassïévitch, souffle ("Un souffle qui essaie de durer") et qui est non sans rappeler l'extrême économie avec laquelle Guillevic construisait son "Art poétique".
En cette fin de siècle, l'ensemble des recherches formelles qui débutèrent sous les avant-gardes pris quasiment fin. Il n'est pratiquement plus de nouveau support, de nouveau procédé formel à découvrir. Reste à effectuer un travail de fond avec ce qui est acquis. Le haut modernisme, dont la double attitude d'ironie et de bienveillance envers la tradition a offert plusieurs voies narratives aussi bien en prose (M. Pavitch, D. Kis, B. Pekitch) qu'en poésie (Y. Zivlak, R. Livada), a fait le premier pas. Ce choix de poèmes se propose d'offrir au lecteur un panorama exhaustif de la production littéraire des grands centres (Belgrade, Novi Sad) de la Yougoslavie contemporaine (Serbie-Monténégro) à laquelle il faudrait ajouter les auteurs originaires de République Serbe (S. Tontitch) ou de province (le Kossovo, pour D. Yévritch). En cette époque de profonde crise politique, morale, nationale que traverse la troisième Yougoslavie, et qui frappe de plein fouet l'Edition et le monde des lettres, mon choix s'est naturellement porté vers les représentants de la jeune génération d'écrivain. Il m'a semblé opportun de donner corps à leurs voix en cette traduction. De manière ouverte ou implicite, la guerre et ses ravages, par ailleurs, ainsi que l'éternelle idée d'Europe sont au cœur des préoccupations des auteurs de cette chrestomathie. C'est ce qui les rend proches les uns des autres et est certainement une des raisons de leur introduction dans cet ouvrage. Cela explique aussi, du moins partiellement, la nature de sa composition.
Notons également que, depuis plusieurs années, certains auteurs de ce panorama vivent ou ont vécu en France. Ce sont, notamment en ce qui concerne la ville de Paris, B. Machirévitch, N. Jivantchévitch, B. Milanovitch, G. Stoïanovitch, B. Lazitch (qui y est né) ainsi que R. Stanivouk qui, jusqu'à peu, vivait à Saintes. Au lecteur maintenant de juger du travail de chacun des poètes formant ce recueil.

ANTOLOGIJA SRPSKE POEZIJE NA FRANCUSKOM JEZIKU
  Prevod: Boris Lazić, književnik i prevodilac Webmaster: Sky Seeker
  Urađeno u okviru sajta: www.tvorac-grada.com